La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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XVI. La presse (Patrick)
| 28 Oct 2018

Résumé des épisodes précédents : Comme elle est loin l’enfance douloureuse de Tigrovich, tigre, prince et artiste, arraché dès l’âge tendre à sa Taïga orientale native. Il a presque oublié le grand humain à la grosse moustache et son épouse, ces ostréiculteurs qui l’adoptèrent. Il se souvient à peine d’Emma la belle écuyère qui fut son premier amour. C’est qu’il est monté à Paris où il a rencontré le plus merveilleux des dompteurs et même des Dompteurs, Ali Ibn-El-Fahed et autres noms, a signé un contrat, moins malhonnête qu’il n’a semblé au lecteur distrait, a vécu l’émotion d’une première, et voici à présent que la presse s’en mêle. Oui, la presse.

Les aventures de Tigrovich, tigre, prince et artiste, épisode 16: "La presse"C’est la presse qui fait tout. Et elle avait tout fait, vraiment. Tout ce qu’il faut en ces cas-là. À peine l’artiste et son maître avaient-ils atterri de leur spectaculaire envolée que La Gazette du cirque, ou plutôt son chroniqueur attitré, préposé aux nouveautés et autres prometteuses curiosités – un Jordanien de naissance, Parisien depuis longtemps, prénommé, on ne sait pourquoi, Patrick, mais par son patronyme tout à fait jordanien, au point que je l’ai oublié, ce patronyme, et puis des yeux noirs, mais si noirs que jordanien on voyait bien qu’il était au point que l’oubli de son nom n’importe guère ici et d’ailleurs tout le monde ne le nommait plus que Patrick, bien qu’il signât ses chroniques d’un P. suivi de son patronyme – que Patrick, donc, comme frappé d’une active stupeur, en pleine osmose rédactionnelle avec ce qu’il venait de voir, griffonnait déjà avec énergie, à même les gradins, éclairé par la lampe de soudeur qu’il portait toujours au front, afin de noter sur son calepin professionnel les impressions, souvent mitigées disons-le, que provoquaient, en son âme plumitive, les exploits acrobatiques auxquels sa profession lui commandait d’assister. Et il griffonna ce jour-là.

Il griffonna tant et si fébrilement qu’il en manqua le numéro suivant, car à l’époque de cette première apothéose, le tigre et Ali n’étaient pas encore le clou du spectacle et dès leur départ de la piste, entraient des clowns, puis un jongleur, puis un jongleur à cheval, puis des clowns qui jonglaient puis des contorsionnistes, puis à nouveau les clowns, et les dresseurs de chien, et les otaries ou, les jours pairs, les éléphants, et le final avec écuyères et cavales, tout un bin’s. Mais tout cela qui suivit ce jour-là le numéro de Tigrovich et d’Ali, ne fut pas chroniqué dans La Gazette du cirque et pour cause, car Patrick était déjà en route, rotatives cérébrales en pleine ébullition. Il avait passé la porte tendue d’or et de pourpre, puis dévalé les grands boulevards et courait vers le siège de la Gazette du cirque, alors situé à l’ouest de Paris. En courant sur ses petites jambes, il composait déjà l’article qui allait faire la gloire de Tigrovich dans l’industrieuse profession qui était en passe de devenir pleinement la sienne.

Il faut dire que Patrick n’y alla pas de main morte. « L’Art du tigre », pas un mot de plus, pas un mot de moins, ainsi était intitulée sa chronique. Et ce fut, ce jour-là, le génie de Patrick que de savoir traduire avec sobriété le trouble, l’enthousiasme, le bouleversement comme un élan de l’âme, qui s’étaient emparés de lui, tandis qu’il étendait ses courtes jambes dans la tribune réservée à la presse. Tout en euphémisme et litotes, il avait négocié tous les tournant de la syntaxe, glissé le long des phrases incisives que sa plume dressait sur la page pour conduire son lecteur vers la conclusion où, enfin, relâchant un peu sa réserve, il avait dit, exactement, ce qu’avaient ressenti plus ou moins confusément l’ensemble du cher public, petitzetgrands, mes cherspetitzenfants, mesdames et messieurs.

Le mieux est encore de la citer, cette phrase que nul n’a oubliée, que Tigrovich plus tard, en des périodes moins heureuses de sa longue existence, se récita comme une consolante antienne : « Ce qui est né ce soir, ce n’est pas un artiste, ce n’est pas un tigre, ce n’est pas un dompteur et pas même un numéro bien meilleur que les autres. Ce qui est né ce soir, c’est l’Art. L’Art du cirque. Et avec lui la Beauté. » C’était un peu exagéré ? Peut-être. Mais c’était bien vu, avouez. Et puis si ce n’était pas vrai, ce n’était pas faux non plus. Et ceux qui ont prétendu plus tard que rien n’aurait été écrit si Patrick n’avait pas bien connu Ali, si du fait de cette accointance et des trésors et autres substances toxiques que Patrick ne dédaignait pas et qu’Ali possédait en abondance et délivrait avec largesse à quiconque écrivait bien de lui, il n’aurait pas été aussi bien disposé à l’égard des exploits domptoraux, ceux-là n’ont rien compris à l’émotion réelle qui s’empara de Patrick ce beau soir. Cette phrase, nul ne l’aurait écrite sur commande. Mais cela n’était rien. Cela n’aurait pas suffi. Ou plutôt la phrase de Patrick se serait envolée, aurait fait la tournée des chapiteaux où on lisait La Gazette du cirque en quête de quelque numéro nouveau à acheter à bas prix, elle aurait plané peut-être sous les yeux d’Emma Volkovitch et lui aurait, on ne le saura jamais, arraché quelques larmes, puis, continuant sa promenade, aurait rejoint le bourdonnement satisfait du cher public quittant enfin le chapiteau pour retrouver les grands boulevards et aurait disparu, parce que c’est le destin des lumières du cirque de s’éteindre finalement quand le dernier petitenfant, lourd de sucreries et de lumières rosées, quitte le chapiteau. Non cette phrase n’aurait pas eu l’effet que l’on sait, si Patrick n’avait pas, outre ses yeux noirs et ses jambes, petites mais robustes, disposé d’une musculature harmonieuse, d’un corps d’athlète (on murmurait qu’en son temps, il avait fait l’artiste), d’un nez droit et de quelques autres avantages qui lui avaient attiré les faveurs d’un autre écrivaillon, bien côté dans la profession et employé, alors, par l’une de ces officines dont la fonction est de recueillir des nouvelles et d’en assurer l’ébruitement.

Or le jour où Patrick écrivit cela, l’autre écrivaillon dont le nom et même le prénom, c’est vous dire, est tombé dans l’oubli le plus complet, était, justement présent, impatient de se livrer à des activités moins littéraires en compagnie du Jordanien. Comme il s’approchait en traître, par derrière si l’on veut, de l’objet de ses vœux en pleine rédaction, il avait distrait quelques instants la trajectoire naturelle de son regard et n’avait pu empêcher ses yeux de s’attarder sur la phrase que Patrick venait à peine d’écrire. Et tout en caressant la nuque (assez riche d’une pilosité sombre) de Patrick, il avait fini par tout lire. Puis, tout en stimulant ce qui chez le Jordanien devait l’être, il s’était mis à réfléchir. Et, au moment où l’ensemble des différentes causes qu’il avait mis en branle conduisait à l’effet naturel qu’elles étaient censées entraîner, il avait su avec certitude que cette révélation ne devait pas être confinée à l’enceinte des chapiteaux et de leurs entours, que tous, partout, devaient en parler.

C’est ainsi que le même soir, de rotative en rotative, la nouvelle s’ébruita que non seulement un tigre, non seulement un dompteur, non seulement un numéro de cirque, mais l’Art, rien que ça, venait de naître. Et le lendemain, tout Paris, de gazette en gazette, de kiosque en kiosque, d’acheteur de gazette en acheteur de gazette, d’amis d’acheteurs de gazette en autres amis d’acheteurs de gazette, et si l’on compte ceux qui parmi eux prenait le train, toute la France bientôt, de ville en ville, et, si l’on pense à ceux qui prirent l’avion ce jour-là, une bonne partie du monde, bourdonnèrent de la nouvelle : l’Art était né, il était Tigre.

À force de bourdonnement arriva ce qui devait arriver selon les lois non écrites mais implacables de la géométrie géographique. La ligne droite de la rumeur, s’infléchissant, finit par former un cercle dont les courbes revinrent aux oreilles de Tigrovich, alors en train de balayer la piste tout en digérant la viande d’assez bonne catégorie que lui avait jetée Ali, en un élan réfréné, mais pourtant réel, de reconnaissance. Car, si le tigre, dans sa naïveté, ne parvenait pas à écouter un instinct dont ses malheurs avait brouillé les messages, s’il ne concevait pas qu’il eut pu faire la veille autre chose que ce pour quoi il était fait et qui n’était que l’ordinaire action que la nature imposait à son corps, le dompteur, lui, avait quelque idée de l’événement et de son ampleur. Les diverses relations qu’il entretenait, de par divers échanges commerciaux, avec un certain nombre de publicistes alors en vogue, avaient encore confirmé la chose : c’était un succès. D’où la viande qu’avait dégustée le tigre et ce n’était pas tous les jours. Et même, à la demande expresse de l’animal, quelques charcutailles et huîtres achetées à prix d’or dans le nord de la capitale. Mais rien de plus. On avait assez bien travaillé, voilà tout.

Que l’on juge alors de la surprise de Tigrovich quand le clown Pepito de Sánchez, que tous appelaient Arturo, cabriola sur la piste, tout en agitant une feuille imprimée qu’il finit par caler fermement sur le balai que maniait l’artiste. Que l’on juge de son émerveillement, quand il déchiffra en écarquillant ses yeux jaunes, ce qu’il faut bien nommer l’aurore de son apothéose, accompagnée, et c’est ce qu’il préféra dans l’affaire, d’une très jolie gravure photographique où par l’effet de la lumière, son maillot pailleté semblait presque rosé. Comment ne pas comprendre qu’abandonnant le balai, il ait bondi, prenant appui sur une seule jambe, l’autre remontant souplement vers sa crinière (alors en plein développement) pour amorcer un saut triple arrière-avant qui aurait été du plus bel effet, si une main ferme, ne s’était posée sur son épaule, tandis qu’une voix à présent bien connue du tigre, la voix dont il convenait de suivre la moindre inflexion, ne lui avait susurré, mais très fort tout de même, que ce n’était pas tout, ou pour le dire dans les termes d’Ali (car c’était lui) avec un accent que nous n’essaierons pas, cette fois, d’imiter tant il mêlait sans discernement les origines génético-géographiques qui avaient forgé le dompteur : « Ça, ce n’est rien, Tigre ». Il s’ensuivit un dialogue où la voix de l’un alla decrescendo, de la protestation indignée (« Rien ?? La page Art et Spectacles, double titre, toute la largeur ??? ») à la résignation adoucie (« Je balaie aussi l’entrée ? »), tandis que l’autre partant modeste (quelque chose comme « c’est très bien, tigre, c’est très bien », mais peut-être en un peu moins gentil) finit allegro vivace en des termes que la réputation naissante de notre héros ne permet pas de répéter avec exactitude.

Que chacun en son for intérieur se tourne vers ce coin intime où se niche le souvenir de la plus belle volée de bois vert qu’il ait jamais reçu et il retrouvera, à quelques nuances près, le sens et la substance de cette dernière réplique. Peut-être que cela s’ébruitait, peut-être que dehors sur le boulevard se formait une masse de badauds parmi lesquels se frayaient un difficile passage et finalement s’amassaient sur place caméras, calepins, et autres appareils enregistreurs de son et d’images. Peut-être que tout cela. Mais tout cela ça n’était rien. Parce qu’on allait recommencer. « Ce soir ?» demanda l’impatient félin. Pas ce soir, non, lui fut-il répondu. Pas ce soir, pour une bonne raison, une raison évidente maintenant que nous la connaissons, mais dont il nous faut bien admettre que ni le tigre, ni personne parmi nous, ne l’aurait jamais inventée et exprimée avec plus de clarté qu’Ali. Pas ce soir, ni demain, mais dans un mois peut-être, on verrait. Parce qu’on allait encore travailler. Et puis surtout – et rendons grâce à l’instinct ancestral en vertu duquel Ali nageait comme un poisson dans les lois du marché, de l’offre et de la demande, parce qu’on allait, tout simplement, les faire attendre (« they are going to esperar, indeed »). Et on les fit attendre.

Sophie Rabau
Les aventures de Tigrovich

Les aventures de Tigrovich, tigre, prince et artiste, épisode 16: "La presse"

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