La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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XXVIII. La traversée
| 03 Fév 2019

Arraché dès l’enfance à sa natale Taïga, adopté par un couple d’ostréiculteurs gentils mais rustauds sur les bords, amoureux d’une écuyère, puis d’Ali iibn-el-Fahed,  le plus grand des Dompteurs, qui le mène à la Gloire internationale, Tigrovich, tigre, prince et artiste aurait tout eu pour être heureux si la main de la fatalité n’avait frappé à la porte de sa merveilleuse carrière : ce fut l’accident, puis, bien pire, la mélancolie de l’artiste. Malgré son grand retour sous le chapiteau, le tigre doute, s’alcoolise, s’endette et se prostitue prêtant son image à de vulgaires publicités. Un jour son dompteur disparaît. Est-ce la fin? Pas tout à fait, car le clown Démétrios a persuadé notre héros de prendre la route à la recherche de l’étoile de sa vie, son dompteur qui a opportunément laissé quelques indications permettant de le retrouver un jour, mais pas tout de suite, en Égypte, dans un coffee-shop. À Marseille ils ont pu embarquer à bord du Circus commandé par Youssef, capitaine corse. Ils ont même levé l’ancre.

Favorable, le vent adonna. La voile, gonflée, résista. Le bâtiment fila sud-sud-est, ce que Youssef leur aurait indiqué si Tigrovich ne s’était assoupi sur la boussole de bord pendant que Démétrios lui expliquait les principes de la force anti-dérive. Le moteur, dont Youssef et ses trois marins corses alimentaient les pistons de divers carburants (navets, graisse d’oie et de baleine, colza déshydraté, chocolat blanc, café en grain et autres produits laissés à bord par les précédents armateurs), fit jouer ses rouages et propulsa le Circus vers l’avant. Bientôt Marseille disparut. On ne vit plus, tout autour du bâtiment, que des vagues dont le gris rivalisait avec les couleurs de la coque qui les fendait. Le début du périple acheva de guérir Tigrovich de ses récents excès. Les trois premiers jours, il ne quittait guère l’avant du bateau et sous le vent, où une main prudente l’avait placé, vomissait sans discontinuer tripes, boyaux, substances psychotropes et graisse de pâtés de tête, sans oublier son désespoir et sa honte qui furent évacués par le même circuit. Le troisième jour, il était un tigre neuf. Retrouvant les joies de l’enfance et de l’obéissance, quand il faisait les huîtres – comme ce temps lui paraissait loin !  – il se rendit utile à l’équipage, balançant sur les écoutilles, trapézant à la voile d’artimon (que l’on avait rajoutée pour des raisons d’esthétique), jouant les ancres flottantes, à la traîne dans la mer, retenu par un simple bout attaché à sa puissante griffe. Pour amuser les hommes d’équipage, il improvisa avec Démétrios quelques numéros de jonglage avec ancres de secours, fusées d’alarmes, et autres sextants. Ce fut à l’occasion de l’un ces spectacles que la boussole de bord fut finalement brisée, mais peu importe disait Youssef ; il connaissait la route par cœur et prêtait d’ailleurs au Circus la prescience des itinéraires que son capitaine entendait emprunter. Enfin le temps passait et, dans l’élan de leur sillage, ils doublèrent Napoli, sans même y faire escale, Youssef craignant d’y rencontrer de lointains cousins auxquels, dans le passé, il avait eu à faire. Cette hâte réjouit clown et tigre, pressés de rejoindre Ali, qui, déjà, sans doute, se languissait, montant anxieusement la garde dans ce coffee shop d’Alexandrie où il avait donné rendez-vous à son tigre aimé. Lequel tigre trompait son impatience en jouant avec les cachalots qu’attiraient dans le sillage du Circus le pourpre de la voile d’avant.

Or, un jour qu’il remontait à bord en un rétablissement parfait – ses muscles à nouveau saillaient sous son pelage luisant dont les rayures reprenaient de l’éclat, il entendit aux alentours du canot de sauvetage bâché, et plus précisément, quand il y pensa, en provenance exacte des dessous de la bâche, du fond de la chaloupe donc, un bruit curieux qui tenait à la fois de la mélopée orientale, du hoquet gémissant et de ce bruit reconnaissable entre mille que fait la femme désespérée quand elle  arrache ses cheveux pour trop de deuil et de malheur. Le tigre, intrigué, frappa contre le bois de la barge. Pas de réponse. Il s’éloigna. Reprise des bruits divers. Il se rapprocha. De nouveau, il frappa. Silence. Alors se souvenant des cours de logique élémentaire qu’on l’avait obligé à suivre dans les débuts de son éducation princière, il en conclut ce qu’il fallait. Et alla derechef trouver Youssef pour lui déclarer tout de go :

– Une femme aux long cheveux noirs, de taille moyenne, plongée dans un innommable désespoir, à vue de nez égyptienne, sans doute une cantatrice ou en tout cas versée dans l’art vocal, se cache depuis notre départ de Marseille dans la chaloupe, mon capitaine.
– Oh vraiment, ironisa le capitaine, tandis que Démétrios continuait imperturbablement à lustrer son nez rouge, habitué qu’il était aux lubies artistiques de son ami. Des restes de son mal de mer, mêlés à l’espoir de revoir bientôt son dompteur, le poussait parfois à des déclarations trop exaltées pour être vraies.
– Je n’en démordrai pas, dit Tigrovich, les invitant à vérifier.

Et comme Youssef donnait l’ordre à l’un de ses trois marins, placé à la vigie, d’ordonner au second, désœuvré, d’arracher la bâche qui recouvrait la chaloupe, non sans prendre quelques précautions d’usage, le troisième marin tenant, à cette fin, un gourdin d’ordinaire utilisé pour la chasse à la baleine ce à quoi, dans le temps, le Circus avait servi, ils découvrirent, tous en même temps, recroquevillée dans le fond algueux de la petite embarcation, une femme aux longs cheveux noirs, dont tout, du profil aux lèvres profondes, indiquait qu’elle était égyptienne. Ses yeux rougis disaient assez son innommable désespoir.

Obéissant aux lois internationales et inter-maritimes qui dictent la conduite à tenir en cas de découverte intempestive d’un passager clandestin, le capitaine, les autres se taisant, lui demanda qui elle était.

Ce à quoi elle répondit, réservant aux r de son français le traitement qu’Ali leur imposait parfois, bref les roulant (les r) :

– Je suis une cantatrice égyptienne, née au Caire pour vous servir. Je me cache dans cette chaloupe depuis mon départ de Marseille et suis plongée dans un innommable désespoir. 

Ce sur quoi, s’arrachant les cheveux, elle éclata en longs sanglots mélodieux.

– C’est bien ce que je pensais, dit Tigrovich.
– Ciel, mais comment l’as-tu deviné ?, s’interloqua Démétrios
– C’est pourtant simple, entama Tigrovich, mais il fut interrompu par un hululement strident et douloureux, la cantatrice égyptienne donnant libre cours à sa douleur.

Alors on l’entoura. Elle fut tirée hors la chaloupe, rassasiée par Youssef en rhum et huile de colza ; on veilla à ce qu’elle fût réchauffée et massée, coiffée même par Démétrios, tandis que Tigrovich tenant ses mains puissantes entre ses griffes, la retenait d’arracher encore d’autres mèches à sa chevelure de jais. Doucement la plainte s’amoindrit, jusqu’à ne plus devenir qu’une mélodie qui revenait par intermittences ; parfois, abandonnant un instant les griffe du tigre, la cantatrice égyptienne s’accompagnait d’un geste de la main qui de son cœur allait vers son public improvisé. À côté d’elle, comme venait la nuit, un des trois marins corses escortait la mélopée, tirant de son violon quelques autres gémissements bien placés.

– C’est mélodieux, disait Tigrovich.
– Un peu lancinant peut-être, ajoutait Démétrios.

Tout cela était bien serein en même temps que nostalgique et comme l’obscurité avait envahi le gaillard d’avant, on se laissait aller à une douce torpeur. Plus il contemplait la chanteuse égyptienne, plus il laissait son chant envahir ses oreilles et son âme et plus Tigrovich était intrigué, pressentant, derrière tant de malheurs dont l’intensité lui rappelait douloureusement les siens, une terrible histoire. Il brûlait d’en entendre le récit. N’y tenant plus, il s’enquit, comme il est de coutume :

– C’est sans doute une bien triste histoire que dit ce chant ?

Interrompant sa ritournelle, elle fixa sur lui ses yeux concaves et sombres dont s’écoulèrent, expressives, des larmes.

– Triste, Tigre, est un faible mot. Tu demandes une histoire dont je ne sais si tu aurais la force de l’écouter jusqu’au bout, tant l’essaim de mes malheurs bourdonnerait à tes oreilles.
– Hélas, répartit Tigrovich mélancoliquement, n’ai-je pas eu jusqu’à présent celui (le courage, voulait-il dire), de vivre jusqu’au bout ma cruelle existence dont les malheurs, vraiment, ne furent pas absents ?
– Que t’est-il donc arrivé ? , interrogea la chanteuse égyptienne.
– Eh quoi !, s’indigna le tigre, tu voudrais que je te raconte mon histoire quand tu ne m’as pas raconté tes propres et tristes aventures ? Dis-les moi et je te dirai les miennes, s’il nous reste du temps. 

De la fréquentation d’Ali le tigre avait gardé un sens aigu, un instinct presque, de la négociation.

Et tous, les trois marins corses, Youssef et Démétrios, de renchérir et de lui demander avidement de dire son histoire.

La chanteuse égyptienne se plia aux désirs de l’assemblée et, puisqu’on le voulait, accepta de raconter, non sans prévenir qu’on levait là des malheurs à n’en plus finir, que la chose était pénible à dire et pénible à entendre ; si elle s’emportait il faudrait l’arrêter, mais puisque enfin on l’en avait prié, elle ne se déroberait pas à la demande de ceux qui l’avaient extraite si charitablement de sa chaloupe. Or voici ce qu’elle expliqua, comme Tigrovich s’installait confortablement, pour l’entendre, sur les débris de la boussole de bord que nul n’avait balayés, nul n’en ayant donné l’ordre, sur le gaillard d‘avant.

Sophie Rabau
Les aventures de Tigrovich

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