La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Barouf pour nibe !
| 10 Oct 2017

Le coin des traîtres : pièges, surprises, vertiges, plaisirs et mystères de la traduction…

Je ne sais plus pourquoi je m’étais mis en tête de traduire la pièce de Shakespeare Much Ado About Nothing (Beaucoup de bruit pour rien), je crois me souvenir qu’il y avait un projet de représentation possible au Festival de Grignan et je me suis plongé dans ce travail avec le plus grand bonheur. 

Je vivais alors à la campagne près de Gordes dans les Monts du Vaucluse et chaque matin je montais dans mon bureau pour travailler à cette traduction. Jusque-là j’avais été un urbain, vivant à Marseille puis à Paris et pour la première fois je découvrais ce qu’était vraiment la nature, le rythme des saisons, les animaux, les plantes. Je travaillais deux heures, puis m’arrêtais, descendais manger puis remontais travailler. Ce n’était pas du tout le même rythme de travail que quand j’écrivais une pièce que j’inventais. Là, pendant ce travail de traduction, quand je sortais de mon bureau, j’avais l’esprit libre, je pensais à autre chose, j’avais arrêté l’écriture à une page, à une ligne, à un mot et il suffisait que je me rassoie à mon bureau pour immédiatement repartir.

Ce n’est pas le cas, quand on invente à partir de rien, le travail vous suit, les personnages vous hantent, vous vous demandez toute la journée et à chaque instant ce qu’ils vont bien pouvoir faire. Et surtout, c’est eux, les personnages qui vous tarabustent même la nuit en vous demandant sans cesse : Alors ? Alors ? Qu’est-ce que je vais faire après ? Qu’est-ce que je vais devenir ? Qu’est-ce que tu as trouvé ? Vous n’avez aucun repos. Tandis que pour la traduction et l’adaptation c’est tout différent, les personnages ne vous harcèlent jamais. Ils sont bien installés dans le texte original, ils ne sont pas pressés, et ils attendent patiemment que vous veniez assister à leurs aventures. Vous pouvez même passer trois jours sans aller les voir, ils ne vous en veulent pas du tout. Ils attendent. Et dès que vous revenez, ils sont là, prêts, toujours prêts à s’activer. Et c’est vous qui êtes le premier spectateur. Et c’est vous qui n’avez qu’une seule hâte, c’est de les retrouver.

Je m’étais souvent demandé comment le fils de Victor Hugo, François-Victor, avait pu avoir le courage et l’énergie de traduire toutes les pièces de Shakespeare, il y en a tout de même environ trente-cinq. Ça me semblait un travail colossal. 

Mais en fait, au-delà du travail lui-même et des heures passées à son bureau, j’ai touché du doigt l’endroit exact où il avait puisé son énergie pour accomplir cette immense tâche. 

C’était l’époque où son père était en exil dans les îles anglo-normandes, à Guernesey, et il n’avait rien d’autre à faire. J’imagine qu’il était à son bureau, à travailler continûment et puis à un moment une cloche sonnait, c’était l’heure du déjeuner, ou bien du dîner. Il posait sa plume et descendait manger. Parfois un petit tour dans le jardin. Puis retour à sa table avec une seule hâte, c’était de retrouver ses personnages. En fait les personnages de ce Shakespeare si génial. 

Car vraiment, pendant ce travail j’ai eu le sentiment de partager ma vie avec un génie absolu. Tout était parfait. Le rire, le tragique, la dramaturgie. Chaque fois que je tournais une page et que je finissais une scène, je n’avais qu’une envie c’était de continuer. 

Parfois je calais sur un mot, une expression que je ne trouvais pas. Je savais qu’elle existait en français mais impossible de la retrouver immédiatement. Et puis deux ou trois heures plus tard, alors que je faisais tout à fait autre chose, une promenade ou bien des courses au supermarché, ou bien en conduisant : Vlam ! L’expression que je cherchais m’apparaissait lumineuse. 
Je me souviens par exemple de l’éblouissement quand j’ai trouvé « pisse- vinaigre ! » C’était ça, il n’y avait qu’une expression qui pouvait rendre pour moi ce qu’exprimait la langue anglaise dans cette réplique de Béatrice : « How tartly that gentleman looks ! I never can see him but I am heart-burn’d an hour after », que je traduisis par : « Quelle tronche de pisse-vinaigre il a, ce type ! Chaque fois que je le vois, j’ai des aigreurs d’estomac pendant une heure. »

Une autre anecdote à propos de ce Shakespeare. Dans une réplique du premier acte de cette pièce il y a, dans le texte original cette phrase : « I  had rather hear my dog bark at a crow than a man swear he loves me. »

C’est Béatrice qui dit à Bénédict : « Je préfère écouter mon chien hurler après une pie qu’entendre un type jurer qu’il m’aime. »

Quand on tombe sur une réplique pareille on peut se demander, mais qu’est-ce que ça veut dire ? C’est quoi un chien qui hurle après une pie ? En quoi c’est spécial ? Il est évident que si vous avez vécu en ville depuis toujours, vous ne pouvez saisir l’esprit de ce que cela signifie. Par hasard et par chance, il se trouvait qu’à cette époque j’avais quatre petits chiens, des westies, des petits chiens blancs terriers écossais. Et vraiment, ils passaient leur journée dans le jardin. Mais alors quand il arrivait qu’une pie s’approche, leurs aboiements étaient très caractéristiques, c’était spécial, très différent, un mélange de cris et de peurs, des jappements bizarres. Même sans voir les chiens vous pouviez être sûr qu’une ou deux pies s’étaient posées quelque part dans les arbres. C’était complétement différent de leurs aboiements habituels et surtout très désagréable. 

J’étais totalement subjugué de trouver dans ce texte cette allusion à ce que j’avais vécu et remarqué. C’était ça Shakespeare ! Une justesse incroyable pour les détails ! Autant pour un simple aboiement de chiens que pour un sentiment humain. L’exactitude géniale ! Et cela tout le long du texte ! 

Cette pièce dans ma traduction ne fut jamais montée mais elle existe et a tout son temps pour peut-être un jour éclore sur une scène de théâtre. Elle s’appelle Barouf pour nibe ! Ou bien peut-être Ramdam pour queutz ! Je n’ai pas encore choisi le titre en français, j’hésite…

Serge Valletti
Le coin des traîtres

Auteur de plusieurs dizaines de pièces, dont beaucoup ont pour cadre Marseille, sa ville natale, Serge Valletti, par ailleurs acteur et dessinateur, a aussi retraduit, aux éditions L’Atalante, tout le théâtre d’Aristophane. Vient de paraître, toujours chez L’Atalante, son Toutaristophane, histoire du traduction. Il est également le co-scénariste du dernier film de Robert Guédiguian, La Villa, qui sortira au mois de novembre prochain. 

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