La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 07 Juin 2017

Le coin des traîtres : pièges, surprises, vertiges, plaisirs et mystères de la traduction…

À Arles, allez à l’Espace Van Gogh, soit l’ancien hôtel-Dieu où on lui fit son pansement à l’oreille, au grand Hollandais. Montez à l’étage, pas côté Médiathèque, mais de l’autre côté du cloître, et montez deux étages jusqu’au CITL (Collège international des traducteurs littéraires). Derrière les murs du XVIe siècle, les cerveaux fument et ruminent en un nombre incalculable de langues : une résidence pour traducteurs-trices venus de n’importe où (Lituanie, Slovaquie, Australie, France, Italie, Brésil, Pologne, quand j’y étais avec Violeta, Igor, Sacha, Yasmina, Dominique, Brian, Laurence, Miguel Angel, Manoel…) qui forment une petite Thélème. Silence diurne et nocturne garanti, et des soirées animées parfois où l’on converse sur la terrasse, fait de la musique et ne crache pas sur les crus du pays. Certain.e.s restent quinze jours, d’autres, allez savoir… À l’étage en dessous, la bibliothèque, accessible jour et nuit, est un rêve de traducteur, elle recèle des trésors et le reste. C’est d’un calme ! et la galerie donne sur le cloître où tintinnabule le rire des Japonaises. Dans un seul bureau s’active l’équipe d’ATLAS (Association pour la promotion de la traduction littéraire) qui organise, entre autres, les Assises de la traduction d’Arles en novembre, le Printemps de la traduction et la Fabrique des Traducteurs. Ce programme professionnalisant existe depuis 2010 et a pour objectif de donner à de jeunes traducteurs en début de carrière l’occasion de travailler avec des traducteurs expérimentés et de mieux connaître le paysage de la traduction et de l’édition. Chaque atelier met en présence, pendant dix semaines, trois jeunes traducteurs étrangers et trois jeunes traducteurs français (et leurs tuteurs-tutrices, qui alternent ; j’étais en binôme avec la grande Alicia Martorell, espagnole). Cette année, lors de la session consacrée à l’espagnol, ils s’appellent Eric, Hugo, Lucile, Melina, Métissa, Núria.
Vous voyez comme ils sont soignés, les traîtres…!
Denise Laroutis

Le CITL (Collège international des traducteurs littéraires) installé dans l'Espace Van Gogh à Arles. Photo © CITL

L’espagnol est une des langues les plus parlées au monde, ce n’est un secret pour personne. Nous en sommes bizarrement fiers, les Hispanophones d’Amérique, et fiers aussi de pouvoir aller de San Francisco à la Patagonie sans plus d’effort linguistique que d’avoir à apprendre d’étranges synonymes et de goûter le dépaysement d’accents improbables : 17 000 kilomètres. Mais cette répartition si dispersée depuis cinq siècles implique que, tout en nous comprenant, nous possédions des dialectes très différents, qui se découvrent au moment où une personne ouvre la bouche ou écrit. Cette année, à la Fabrique des Traducteurs au CITL, nous comptons parmi nous des représentants de trois pôles de l’hispanophonie : le Mexique, l’Argentine et l’Espagne. Une boucle ralliant ces trois pays comptabiliserait trente-sept heures de vol. Au quotidien, nous ressentons nos différences dialectales, mais l’occasion s’est présentée de les mettre en évidence.

Il se trouve, en effet, que dans le monde de l’édition hispanophone, en particulier en matière de traduction, le Mexique, l’Argentine et l’Espagne représentent chacun une puissance. Selon les époques, c’est dans l’un ou l’autre de ces trois pays qu’ont paru les traductions d’ouvrages étrangers. Cependant, l’exportation ou l’importation des traductions s’accompagne en général du désir de ne pas déranger le lecteur dans ses habitudes avec des dialectes inconnus, de ne pas faire sursauter l’Argentin de Buenos Aires avec un Tom Sawyer affublé du parler de Pedro Páramo. Au Mexique, justement, éliminer tout élément perturbateur dans une traduction espagnole s’appelle « tropicaliser » le texte. Cette pratique existe dans les autres pays de langue espagnole et il résulte de cette opération un espagnol dit « neutre ». Nous lisons couramment l’espagnol neutre, puisque presque toutes les traductions nous arrivent dans cette langue. Le plus bizarre, c’est que personne n’aurait l’idée de « tropicaliser » le bon castillan d’Arturo Pérez-Reverte, auteur espagnol, pour qu’il ne vienne pas heurter les oreilles des Latino-Américains, et vice versa.

Douglas Preston, The Lost City of the Monkey GodJ’étais à Arles, à la Fabrique, et je reçois de l’éditeur Grijalbo, depuis le Mexique, la proposition de traduire The Lost City of the Monkey God (Head of Zeus, 2017), de l’écrivain nord-américain Douglas Preston, qui raconte l’histoire d’une expédition partie à la recherche d’une cité perdue au fin fond de la jungle du Honduras. Je lis le premier chapitre, j’évalue mon temps et j’accepte, le projet m’enthousiasme et je me sens capable de relever le défi. Vient alors une demande supplémentaire : comme l’éditeur va publier en Espagne et diffuser dans tout le monde hispanophone, ce qui est un vaste marché, je dois éviter les « mexicanismes ». Je me prends au jeu et commence à traduire en espagnol « neutre », donc supposé lisible en Espagne et dans l’ensemble des pays d’Amérique latine. J’ai auprès de moi une amie de Valencia (elle-même traduisant en catalan et en castillan, rien n’est simple) qui m’évitera les accrocs.

Au début, j’ai le vent en poupe : je trouve des solutions susceptibles de ne blesser ni les Mexicains ni les Espagnols, et je découvre, au passage, des « mexicanismes » dont je ne suis même pas conscient. À un moment donné, je me heurte de plein fouet à un personnage au parler plus que familier. Je traduis en espagnol « neutre », avec la sensation désagréable que ma traduction, au lieu d’être lisible sur l’ensemble du territoire visé, finirait par ne plaire à personne. Je tente alors une expérience : je fais une version mexicaine et invite Núria, espagnole, et Melina, argentine, à faire de même dans leur langue, sans avoir pris connaissance des deux autres versions.

Nous travaillions en outre à trois la version neutre pour la rendre le moins typée possible. Suit le résultat de nos efforts.

Original (Douglas Preston) :

Lemme tell you a story. I was in a restaurant and some guys were mouthing off. I could see trouble coming. So I put a gun at this guy’s head and said, “Get the fuck out of here or you’ll see all your fucking brains all over the fucking wall behind you.” That’s the way I get things done. You gotta be that way down there. Don’t fuck with that gringo, he will fucking kill you.

 

Traduction française (Lucile Leclair) :

Laisse-moi t’en raconter une bonne. J’étais au restaurant et des gars commençaient à se la ramener. J’ai vu que ça allait dégénérer. Alors j’ai planté l’un d’eux et j’ai dit : “Tire-toi de là ou tu vas voir exploser ta cervelle sur le mur juste derrière toi.” C’est comme ça que je règle les affaires, moi. C’est comme ça qu’il faut être, là-bas. Commence pas à jouer avec le gringo, il finira par te descendre.

 

Traduction mexicaine (Hugo López Araiza Bravo) :

Déjame contarte algo. Estaba en un restaurante y había unos güeyes de bocones. Me las olí. Así que le puse un fierro en la cabeza a uno y le dije: “Te me abres a la chingada o todos tus pinches sesos van a acabar en la pinche pared detrás de ti.” Así resuelvo yo las cosas. Así tienes que ser allá. No te metas con el pinche gringo, que te chinga.

 

Traduction en castillan (Núria Molines Galarza) :

Anda, déjame que te cuente una historia. Estaba en un restaurante y unos tíos empezaron a hacerse los chulos. Me las veía venir. Así que le puse una pistola en la cabeza al tipo ése y le dije: “Lárgate de aquí o verás cómo desparramo todos tus sesos de mierda por el puto muro que tienes ahí detrás.” Así es como arreglo yo las cosas, así hay que gastárselas por allí. No le jodas al gringo ése, o te meterá una puta bala.

 

Traduction argentine (Melina Blostein) :

Te voy a decir una cosa. Estaba en el restorán y unos chabones se estaban mandando la parte. Yo ya me la veía venir. Así que le apunté con un chumbo en la cabeza al chabón y le dije: “Rajá ya mismo de acá o voy a terminar untando la puta pared de ahí atrás con tu cerebro.” Así es como consigo las cosas. Allá no te queda otra. No te metas con el gringo, que te hace mierda.

 

Traduction en espagnol “neutre” (traduction collective) :

Déjame contarte una historia. Estaba en un restaurante y había unos tipos fanfarroneando. Vi que iba a haber problemas. Así que le puse una pistola en la cabeza a uno y le dije: “Lárgate de aquí o te desparramo los putos sesos por la pared ésa que tienes detrás.” Así resuelvo yo las cosas. Así tienes que ser allá. No jodas a ese gringo, porque te mata.

 

Au-delà de l’anecdote, cette expérience dit beaucoup de nos divergences dialectales, mais aussi de notre culture commune. J’ai envoyé les quatre traductions à mon éditeur, en lui exposant la préoccupation qui en était le moteur, et il n’a pas tardé à me rassurer : non seulement la version neutre ne lui semblait étonnante en rien, mais encore elle était bien meilleure que les autres. Je peux dormir sur mes deux oreilles.

Hugo López Araiza Bravo
traduit de l’espagnol (Mexique) par Lucile Leclair
Le coin des traîtres

Ce mercredi 7 juin à 20h30, les traducteurs de l’atelier franco-espagnol de la Fabrique des traducteurs présenteront leur travail à la Maison de la Poésie (Passage Molière – 157, rue Saint-Martin – 75003 Paris), dans le cadre du 3e Printemps de la Traduction. Avec Métissa André, Melina Blostein, Lucile Leclair, Hugo López Araiza Bravo, Núria Molines Galarza et Éric Reyes. Mise en voix par Dominique Léandri.

 

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