La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Empathy for the Evil (Traduire Horacio Castellanos Moya)
| 16 Juin 2019
Du 4 au 7 juin 2019, à l’invitation de la Casa de América, quelques fervents lecteurs du romancier salvadorien Horacio Castellanos Moya étaient réunis à Madrid pour parler de son œuvre…

« La figure du perdant. Les personnages dans l’œuvre de Horacio Castellanos Moya », tel est l’intitulé de la table ronde qui nous rassemble. Je ne suis pas spécialiste de l’œuvre de Horacio Castellanos Moya. À quoi, alors, dois-je ma présence au milieu de castellanosmoyistes aussi distingués ? Sans doute à ma condition de traducteur. [1] Mais je suis aussi, depuis plus longtemps encore, journaliste, critique de théâtre. J’ai mené à bien les deux fonctions de façon parallèle, presque schizophrène, comme si les deux pièces ne communiquaient pas : le brouhaha du journal d’un côté, le silence et la solitude de mon bureau à la maison de l’autre. Toujours soucieux qu’il n’y ait pas d’interférence entre les deux activités, j’ai ainsi toujours évité de traduire du théâtre, parce que cela me semblait peu compatible avec mon métier de critique, susceptible de déboucher sur un conflit d’intérêt.

Pourtant, ces dernières années, je me suis rendu compte que la frontière entre traduction et théâtre était moins étanche que ce que je croyais. Ma longue fréquentation des salles de théâtre m’aide sans aucun doute dans la traduction des dialogues. Et quand je traduis, j’ai besoin d’entendre la voix des personnages ; n’importe quel traducteur, bien sûr, pourrait en dire de même, mais dans mon cas cela renvoie concrètement au plateau de théâtre. De façon inconsciente, traduire c’est aussi mettre en scène. Enfin, je n’oublie pas qu’avant d’être traducteur et journaliste, j’ai suivi pendant un an des études pour être interprète, un mot utilisé aussi bien pour les acteurs, ou les musiciens, que pour les traducteurs.

Des personnages dans l’œuvre de Horacio Castellanos Moya, ou du moins dans certains des romans que j’ai traduits, je parlerai donc en tant que traducteur et en tant que critique de théâtre.

Et je commencerai par le début : le premier personnage que j’ai rencontré. Mais il me faut auparavant faire un aveu. J’ai comme traducteur une manie : souvent, je ne lis pas les livres que je vais traduire. Paresse, coquetterie ou manque de sérieux, quand je commence une nouvelle traduction, je m’assois devant l’ordinateur, j’ouvre le livre ou le fichier, et je commence à écrire sans plus attendre. Je traduis et je découvre en même temps, ma traduction coïncide avec ma première lecture. Cette « innocence » me permet de me jeter à l’eau sans y réfléchir à deux fois, de me laisser porter par le livre, de trouver plus rapidement la fluidité, le mouvement interne.

Je me suis donc assis devant l’ordinateur, j’ai ouvert La sirvienta y el luchador (dont je ne savais pas encore si le titre français serait La servante et le catcheur), et je suis tombé sur le Viking. Sacrée rencontre ! Logiquement, presque bêtement, comme tout lecteur naïf, j’ai aussitôt eu un faible pour lui. Le vieux policier malade, loser solitaire méprisé par ses collègues, dont la seule consolation est le souvenir de sa gloire passée du temps où il était catcheur, avait toute l’allure d’un personnage très attachant.

La désillusion, bien sûr, a été aussi rapide que brutale. Dix pages plus loin, au deuxième chapitre, le petit vieux sympathique n’était plus qu’un être totalement répugnant, un tortionnaire, un violeur, un sadique, une bête immonde.

Mais, au fur et à mesure que je lisais en traduisant, avec un étrange sentiment d’urgence – plus vite tu traduiras, plus vite tu connaîtras la suite – sans toutefois aller trop vite – ne pas perdre le rythme, la peur presque obsessionnelle d’être un mauvais danseur – j’ai réalisé qu’au-delà du dégoût à l’égard du Viking, et malgré moi, il restait quelque chose de la première impression : le monstre conservait un brin d’humanité.

Je ne peux m’empêcher d’avoir en tête Sympathy for the Devil, la chanson des Rolling Stones : I rode a tank / Held a general’s rank / When the blitzkrieg raged / And the bodies stank / Pleased to meet you / Hope you guessed my name…). Si la chanson peut faire écho à l’univers de Horacio Castellanos Moya, lui-même n’éprouve aucune sympathie pour le diable. Il faudrait plutôt parler, et ce n’est pas du tout la même chose, d’une empathie pour le diable.

Ce don d’empathie pour le pire est inséparable de l’art narratif de Castellanos Moya, un art que l’on peut, lui, qualifier de diabolique. Gide disait qu’on ne fait pas de bonne littérature avec de bonnes intentions ni de bons sentiments, et toute l’œuvre de Castellanos Moya en est l’illustration. L’on pourrait ajouter que la bonne littérature ne se fait pas avec des personnages bons mais avec des bons personnages, et le Viking s’est révélé être un excellent guide pour la descente aux enfers (Le Palais noir, le siège de la police, avec ses souterrains et ses tortionnaires – les « découpeurs » – étant une image parfaitement réaliste de l’enfer).

Empathie, donc. Pour le pire, en l’occurrence. Après tout, les bons sentiments ne font pas non plus les bonnes traductions.

Plusieurs des intervenants au cours de ces journées ont souligné la proximité de l’univers de Castellanos Moya avec la tragédie grecque, Sophocle en particulier. Dans le cas de La servante et le catcheur, la parenté est d’autant plus évidente que tout se déroule dans un lieu unique (la ville de San Salvador), avec une unité d’action (tous les événements participent d’une chaîne unique) et une quasi unité de temps (trois jours). Castellanos Moya n’a sans doute pas eu en tête une tragédie classique en particulier, mais plutôt une vision tragique : la ville frappée par une série de malheurs, des personnages écrasés par le destin (et en cela, oui, tous perdants). Des personnages qui ont une parenté avec des héros tragiques, sans pour autant se confondre avec eux. Il y a quelque chose d’Antigone dans l’obstination de María Elena, et d’Œdipe chez Joselito, qui, sans le savoir, ne tue pas son père, mais sa mère (l’assassin de sa mère, c’est plutôt Oreste)… À plusieurs égards, La servante et le catcheur s’apparente également à une tragédie shakespearienne : la pluie de sang et la tempête d’horreurs qui s’abattent sur la ville nous rappellent Macbeth ou, davantage encore, Titus Andronicus, plus proche des tragédies gore de Sénèque (Médée, Thyeste, Agamemnon).

Mais la première identité tragique de ces personnages est bien celle annoncée par la citation de L’Ecclésiaste qui ouvre le livre : « Semblables aux poissons pris dans les filets funestes et aux oiseaux pris aux pièges, ainsi les hommes sont saisis par l’heure du malheur quand elle s’abat sur eux à l’improviste. »

Quant au Viking, son théâtre d’origine est d’une autre nature : le catch, le ring – la scène – où des combattants très souvent masqués interprètent une guerre parodique, une guerre où tout est théâtre. Trente ans après, le Viking conserve bien rangés au fond d’un carton – c’est la seule chose précieuse qu’il possède – son short, propre et repassé, et ses chaussures montantes des temps anciens : la dernière trace, le costume de gala, de l’époque où il était encore plus ou moins un être humain à part entière, avant que sonne l’heure du malheur.

Le masque, il le porte en permanence, c’est celui du bouffon, et l’on ne peut jamais haïr tout à fait le bouffon. Bien sûr, celui-là ne fait plus rire personne : il est plutôt un survivant de la farce au beau milieu de la tragédie, la figure absurde de tous les combattants de la guerre civile à venir.

Tragédie, farce, le théâtre de Horacio Castellanos Moya va et vient entre les deux masques. C’est en lisant Le Dégoût [2] que j’ai découvert l’auteur. Déjà, le titre complet avait attiré mon attention : Thomas Bernhard à San Salvador. Confirmation à l’ouverture du livre : le personnage du paranoïaque logorrhéique est la base, presque le personnage unique, de tout le théâtre de Thomas Bernhard.

Tragédie, comédie, après La servante et le catcheur, j’ai traduit Le Rêve du retour. Et cette fois, je ne me suis pas laissé surprendre par le personnage d’Erasmo Aragón. D’une certaine façon, je l’avais déjà en mémoire. Et le souvenir du théâtre de Thomas Bernhard m’a certainement aidé à lui trouver une voix en français.

D’un roman à l’autre, en revanche, la rupture de style était totale – et réjouissante. Extrême dépouillement du côté de La servante et le catcheur, circonvolutions des phrases qui n’en finissent pas du côté du Rêve du retour : les deux masques de la langue de Horacio Castellanos Moya. Une langue précise, sèche, presque étrangère à l’affect d’un côté ; une expression répétitive, auto-complaisante jusqu’à l’absurde, profondément comique de l’autre.

Cela a achevé de sceller pour moi, au-delà de l’empathie pour les personnages, l’empathie pour leur auteur, rarement ressentie avec une telle intensité dans ma vie de traducteur.

[1] J’ai traduit en français les quatre derniers romans de Castellanos Moya, Tirana memoria, La servante et le catcheur, Le rêve du retour et Moronga, parus chez Anne-Marie Métailié ; plus, pour délibéré, une longue enquête, d’abord parue dans la revue de l’université d’Iowa, sur la correspondance de Roque Dalton.
[2] Le Dégoût. Thomas Bernhard à San Salvador, traduit par Robert Amutio, Les Allusifs, 2003, Anne-Marie Métailié, 2018.

Semana de autor : Horacio Castellanos Moya, Casa de América, Madrid, du 4 au 7 juin 2019.

 

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