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Vidéo musicale et vomi (comparatif)
| 06 Déc 2015

“Courrier du corps” : la mise en scène de soi caractérise le monde 2.0. où chacun est tour à tour corps montré et corps montrant. Que nous disent ces nouvelles représentations de l’usage que nous faisons de nous-mêmes ?

Bon, le titre de cette chronique est un peu pétard, il faut l’avouer. L’idée de départ était de regarder deux vidéos musicales un peu contemporaines, pas trop flan façon Adele (cheveux au vent et bons sentiments). On choisit donc Tame Impala et Oneohtrix Point Never pour la musique, soit respectivement le collectif Canada et l’artiste Jon Rafman pour la vidéo, même si dans ce second cas, le compositeur Daniel Lopatin a codirigé le clip. On regarde.

L’œuvre de Rafman et Lopatin, Sticky Drama, titre idoine signifiant “drame collant”, ou en l’occurrence gluant, a été commanditée par la Zabludowicz Collection de Londres où elle est exposée. Il n’a pas manqué de détracteurs pour noter que c’était un peu dégoûtant, toutes ces pustules, ce pipi et ce vomi, ambiance Crados, ces personnages nés en 1989 et qui passent leur temps à excréter diverses humeurs plus ou moins roulées en boule. Dans The Less I Know the Better de Canada, le personnage masculin aussi vomit, mais de la peinture, qui vient recouvrir le corps de la jeune fille, change de couleur et suggère, à un moment, des menstrues tartinant un entrejambe.

Autre similarité, outre évidemment qu’il s’agit d’adolescents portraiturés par des trentenaires, ils ont des trucs dans les mains. La vidéo de Sticky Drama (on est dans un jeu de rôle) enchaîne au vomi les images de brindilles étranges dans les mains d’un personnage. Un coup d’oeil au making of nous apprend que c’est de l’herbe à pizza qui a été utilisée, mais bon… Dans le Tame Impala, ce sont des poils qui poussent dans les paumes. Ah ben oui, on connaît ce syndrome. C’est une métaphore de la frustration sexuelle depuis Un chien Andalou (1929) de Buñuel.

chien andalou buñuel main fourmis

Mais le gluant de Rafman a sans doute une autre vertu que celle d’incarner les trucs bizarres qui sortent du corps à l’adolescence (oui, désolé de vous l’apprendre, mais si vous ne l’aviez pas remarqué, Spiderman éjacule) et qui est de figurer le fromage fondu qui règne dans un cerveau jeune. Rappelez-vous : on ne sait ni qui ce qu’on veut ni qui on aime, ni pourquoi on fait ceci ou cela. L’adolescence est aussi l’état de notre société post-internet, une “troll cave” comme dit Rafman (traduction : chambre de no life) où les croûtes de pizza pourrie s’empilent mentalement sur les photos de chatons et la fascination pour les guns sur les chaussettes sales. “J’essaie de tracer une ligne historique entre les quêtes classiques, modernes et romantiques de la complétude, déclare l’artiste, dans un monde totalement fragmenté et dépourvu de centre.”

Un autre aspect qui rapproche les deux vidéos, c’est qu’elles ne semblent pas briller par leur féminisme. Dans celle des Barcelonais de Canada, la fille est certes l’origine du regard, maîtresse du désir, mais celui-ci ne semble pas aller beaucoup plus loin que Cinquante nuances de Grey, passant par toutes les variantes de l’attachement : à un espalier, par King kong, etc. L’humeur du garçon recouvre le corps de la fille. C’est consistant avec les paroles, histoire d’un mec jaloux du nouveau copain de son ex. Rafman quant à lui copie l’univers des jeux : la fille est une princesse qui attend dans sa chambre geek, tandis que les garçons s’affrontent au dehors.

Résultat du comparatif : c’est beau, inventif, c’est une photographie de l’humeur contemporaine comme liquide et grumeleuse. Notre avis : pourquoi pas ?

Éric Loret
Courrier du corps

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