La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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L’écrivain que personne n’a lu
| 11 Août 2017

I

Durant des années, de nombreuses années, j’ai amassé dans ma bibliothèque des romans et des nouvelles sur la Seconde Guerre mondiale racontée du point de vue soviétique. L’essentiel de ce que j’ai trouvé était bon à jeter, conventionnel, faiblard, démagogique, pamphlétaire. De temps à autres surgissaient des livres dignes d’attention, ainsi, dans une édition cubaine, Le Peuple est immortel de Vassili Grossman, bien avant que ne paraisse la traduction espagnole de Vie et destin et que le livre ne devienne un roman culte pour des lecteurs passionnés. J’ai aussi trouvé et apprécié les romans courts d’Alexandre Bek sur la brigade de Panfilov, ingénieusement racontés, avec une formidable accroche anecdotique, et j’ai travaillé en compagnie de Justo Vasco à la retraduction de Ivan de Bogomolov (découvert grâce au film de Tarkovski), qui m’avait déjà captivé avec En août 1944

Quand je parlais de ces livres à mes amis et compagnons habituels membres de la RDDL (République démocratique des lecteurs), la plupart me regardaient comme si je leur avais ramené une boîte de biscuits de la planète Mars. Tu lis ça ?

Eh oui, je lisais ça. Au-delà du fait que certains auteurs n’arrêtaient pas de mentir ou de pécher par omission pour la pire des raisons, la raison d’État, leurs textes étaient parfois remplis des meilleures intentions, portés par les utopies les plus sérieuses, par la défense la plus passionnée des valeurs humaines.

Ce qui les plombait, c’était la tendance à appliquer une grille de lecture réaliste sur une littérature épique, pleine de pédagogie fonctionnaliste au sens politique. Pourquoi donc vouloir les lire comme des écrivains réalistes ? Est-ce que nous lisons la science-fiction de Ray Bradbury et de Philip K. Dick comme de la littérature réaliste ? Cherchons-nous du réalisme dans le western ? Est-ce que Schlumberger, Sabatini, la série des Pardaillan et les romans de cape et d’épée, c’est du réalisme ? Lisons-nous le surréalisme kafkaïen, les romans d’espionnage de John Le Carré, le space opera, Joyce et Proust à travers des grilles réalistes ? Y a-t-il plus de réalisme dans Et l’acier fut trempé de Ostrovski que dans Iwo Jima, le film de Allan Dwan interprété par John Wayne ? Un pur produit du « réalisme capitaliste » où un gentil bourgeois contribue avec ses connaissances en matière de taylorisme à l’effort de guerre anti-japonais, sur fond de balles qui sifflent, d’embuscades et de péril jaune omniprésent.

Je ne sais pas si c’est vraiment une excuse. Le stalinisme est une chose trop horrible pour plaisanter. Des millions de citoyens et parmi eux des centaines d’écrivains ont été fauchés, littérairement mutilés, censurés, emprisonnés, assassinés, accusés de pervertir la vérité officielle de l’État totalitaire.

Mais j’ai quand même insisté. Je n’ai jamais été très politiquement correct. Parmi ce qui m’est resté de ces années de lectures, un écrivain m’intéresse particulièrement.

II

Son histoire est sans aucun doute étrange. Son nom de famille était Voitinsky et il avait vu le jour à Kirillovka, un village de la région de Moscou, en juillet 1926, mais ses papiers indiqueront par la suite qu’il était né le 3 juillet 1924, peut-être parce qu’il avait modifié son âge pour pouvoir être envoyé au front. Sans doute en raison de cette modification de date, ou de son passé familial (n’oublions pas que nous sommes en plein sous Staline, et faire partie d’une famille religieuse, ou de gauche, était suffisant pour s’attirer des ennuis), il se fait appeler Vladimir Ossipovitch Bogomolov (en prenant le surnom de sa mère, Bogomolets, « dévote »).

Le 22 juin 1941, l’armée allemande attaque l’Union soviétique, la première offensive de l’Opération Barbarossa est foudroyante, l’Armée rouge qui vient d’être purgée est massacrée. Staline en appelle à la rhétorique nationaliste et tente de ralentir la vitesse de l’avancée nazie.

L’adolescent Bogomolov s’engage comme volontaire à 15 ans, il ment sur son âge et est incorporé dans le régiment anti-aérien de Moscou, il étudie par la suite à l’école des sous-officiers de la défense anti-aérienne. Les nazis ont la maîtrise du ciel soviétique en cette année 1941. De novembre 1941 à avril 1942 il est chef d’un peloton de reconnaissance qui opère derrière les lignes ennemies. Dans la bataille de Viazma, sa compagnie, attaquée au mortier, perd un tiers de ses effectifs. Le jeune cadet est sérieusement blessé.

Il finira dans un hôpital de Tachkent et ensuite à Bougoulma (où sa famille avait été évacuée). Il retourne à l’armée en juin 1943 et est envoyé à l’école du Drapeau rouge à Leningrad, spécialisée dans l’artillerie tactique. Il en sort avec le grade de lieutenant. L’histoire semi-officielle s’arrête là, mais bien des années plus tard, en 2005, certains médias auxquels collaborent des historiens et des journalistes ont fait état de doutes concernant ses exploits militaires, qualifiés même de supercherie. Ils ont prétendu qu’il existait des preuves selon lesquelles entre 1941 et 1943, Bogomolov avait simplement vécu sous un autre nom, évacué au Tatarstan. Est-ce possible ? En 1943, il était âgé de 17 ans et avait bel et bien été grièvement blessé, pour quoi se serait-il inventé une biographie ?

Quoi qu’il en soit, vers la fin 1943, il rejoint le renseignement militaire (connu sous le sigle GRU). De quelles missions est-il chargé ? Opère-t-il derrière les lignes allemandes ? Se voit-il confier la tâche ingrate de vérifier la fidélité à l’Union soviétique des partisans qui agissent en territoire occupé ? Membre d’une unité spéciale (la compagnie de reconnaissance de la garde de la 117e division), il traverse le Dniepr, participe à la libération de Novorossiysk, de Jytomyr, à la bataille de Kirovograd.

Le 12 janvier 1944, il est blessé pour la seconde fois et hospitalisé. Entre juin et juillet, il participe à la libération de la Biélorussie et reçoit la médaille de l’Ordre de la guerre patriotique.

De nouveau un changement : il est transféré au département de contre-espionnage de l’armée, le fameux Smersh. Il participe à la libération de la Pologne et à l’offensive en territoire allemand.

Parmi les rares informations disponibles en espagnol à propos de sa trajectoire, on trouve le compte rendu rédigé par un journaliste accompagnant le lieutenant Bogomolov dans la zone occupée de Berlin. « Les femmes nous craignent, on leur a dit que les soldats soviétiques, particulièrement les Asiatiques, allaient les violer et les tuer… Peur et haine sur leurs visages. » Il termine la guerre comme commandant d’une compagnie. Il reste dans l’armée jusqu’en 1950, servant dans le contre-espionnage en Allemagne (ni plus ni moins que le cadre des premiers romans de John Le Carré).

Ivan de Vladimir BogomolovUn nouveau mystère : entre 1950 et 1951 il passe trois mois en prison sans que des charges soient retenues contre lui. Il quitte définitivement l’armée un an plus tard et entreprend des études de journalisme (il est diplômé en 1958). À l’âge de 30 ans, il publie une nouvelle, Ivan, qui rencontre un énorme succès. Inutile de raconter à nouveau l’histoire de cet incroyable enfant de 12 ans qui surprend le jeune officier qui est en contact avec lui par une dureté et une force de caractère que seule la guerre peut forger. 

En 1958 paraît un deuxième récit : Premier amour. Et quatre ans plus tard, un jeune réalisateur, Andreï Tarkovski, qui vient de sortir de l’école de cinéma soviétique, tourne son premier film, L’Enfance d’Ivan, basée sur la nouvelle de Bogomolov. Le succès va grandissant.

Bogomolov produit lentement, il laisse passer cinq ans de silence. Il n’adhère pas à l’Union des écrivains ; finalement, entre 1963 y 1964 paraissent plusieurs de ses nouvelles, dont Zosya, qui raconte une histoire d’amour entre une jeune Polonaise et un officier soviétique durant les derniers jours de la guerre et est portée à l’écran par Mikhaïl Bogin en 1967.

Zosya, de Mikhaïl Bogin, 1967

Zosya, de Mikhaïl Bogin, 1967

Et à nouveau le silence. Il a un caractère farouche, ne se laisse pas photographier par la presse, ne participe pas à des manifestations publiques. Il n’aime pas les adaptations cinématographiques de ses livres, il demande que son nom soit retiré du générique. « J’ai été très malchanceux avec les réalisateurs… J’ai eu affaire à quatre directeurs, deux d’entre eux très fameux (Andreï Tarkovski et Vytautas Zalakevicius). Aucun n’avait passé ne serait-ce qu’une heure à l’armée. Ils ne la comprennent pas. Ils ne la connaissent pas. Et le pire, c’est qu’ils ne veulent pas écouter… Ce que les réalisateurs de cinéma veulent à notre époque c’est de l’action. »

À la fin 1974 est publié En août 1944 (The moment of Truth, dans la traduction anglaise). C’est un roman de guerre, mais aussi, dans le meilleurs des sens, un roman d’aventures et bien sûr de suspens, qui raconte les actions d’une brigade de contre-espionnage derrière les lignes sur le front de Biélorussie, lancée à la poursuite d’un groupe d’infiltrés nazis.

Il alterne la narration directe, le monologue intérieur, le document d’archive, en un amusant exercice d’équilibre. Une partie de ses critiques estimaient qu’il avait eu accès aux archives du Smersh. Encore des soupçons ? Peut-être s’agissait-il de documents élaborés pour la fiction mais directement inspirés de l’expérience de leur auteur. Le livre n’allait pas connaître un destin de tout repos. Un général du KGB avait relu le manuscrit et demandé une série de corrections auxquelles Bogomolov refusa de procéder. Le manuscrit resta enfermé un certain temps dans un coffre-fort de la police. Bogomolov finit par obtenir qu’il soit publié sans coupes. Le succès public est tel que le livre connaît une centaine de rééditions en russe et au moins deux éditions en espagnol, dont une à Cuba, avec des milliers d’exemplaires en circulation. Nouveau mystère, le livre est deux fois adapté au cinéma mais l’une des versions ne connaîtra jamais de sortie publique, tandis que la seconde, signée de Mikhaïl Ptashuk (2001), est là encore un grand succès.

Bogomolov était extrêmement méticuleux, et très agacé parce que des lecteurs avaient découvert deux minuscules erreurs dans son texte. La description de l’odeur d’un médicament qui n’en avait pas et le chant d’un oiseau qui ne pouvait avoir la portée de deux kilomètres mentionnée dans le texte.

Tenant la presse à l’écart, il ne donnait pas d’interviews et n’entretenait pas de rapports avec ses anciens camarades de l’armée. L’écrivain cubain Luis Rogelio Nogueras a pu exceptionnellement l’interviewer, fin 1984 : « Dans la cuisine de son appartement de Prospekt Mira, l’un des plus vigoureux narrateurs soviétiques d’aujourd’hui, Vladimir Bogomolov, m’offre des chaussons au fromages, des tranches de saucisson et du cognac arménien. D’un geste vif de prestidigitateur, Juan Cobo, le journaliste hispano-soviétique, évite que notre hôte renverse un pot de moutarde sur la table. Bogomolov sourit et marmonne une plaisanterie pour s’excuser : “C’est pour ça que je ne peux pas écrire à la machine : je n’arrête pas de les casser”. » 

Il publiera encore un dernier roman en 1986, В кригере, sur la guerre en Extrême-Orient fin 1945. Vladimir Bogomolov est mort en décembre 2003, à 78 ou 80 ans.

Paco Ignacio Taibo II
Traduit de l’espagnol (Mexique) par René Solis
Histoires

Il existe une édition cubaine de En Août 1944, avec un prologue de Kuznetsov, et une autre publiée par Planeta en Argentine sous le titre El Momento de la verdad. L’une et l’autre sont presque impossibles à trouver. Pour l’université de Guadalajara, j’ai traduit Ivan en collaboration avec Justo Vasco. En anglais, les éditions Progreso ont publié les Collected writings, mais le livre ne figure plus au catalogue. Malgré ses réticences à se laisser photographier, on peut trouver trois bonnes photos de lui sur le site Russia infocentre. Une bonne partie de mes informations est tirée de : « Who stole the manuscript of the novel by Vladimir Bogomolov, In August, forty-four? » sur le site aarticles.net) et de « Vladímir Bogomolov. Los ríos del alma » Bohemia, La Havane, 7 décembre 1984. Il n’existe apparemment aucune traduction française des écrits de Bogomolov. Dans son livre Le Temps scellé (publié en français en 2014 aux éditions Philippe Rey, traduit du russe par Anne Kichilov et Charles H. de Brantes), Andreï Tarkovski consacre plusieurs pages passionnantes à Bogomolov. 

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