La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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XIV. Une affiche sur les Grands Boulevards
| 14 Oct 2018

Résumé des épisodes précédents : Comme elle est loin l’enfance douloureuse de Tigrovich, tigre, prince et artiste, arraché dès l’âge tendre à sa Taïga orientale native. Il a presque oublié le grand humain à la grosse moustache et son épouse, ces ostréiculteurs qui l’adoptèrent. Il se souvient à peine d’Emma, la belle écuyère qui fut son premier amour. C’est qu’il est monté à Paris où il a rencontré le plus merveilleux de dompteurs et même des Dompteurs, Ali Ibn-El-Fahed et autres noms, a signé un contrat, et maintenant commence pour lui sa grande période.

De mémoire d’artiste, de mémoire, aussi, de badaud, du badaud en l’espèce qui arpente, à ses moments perdus de badaud, l’un de ces boulevards parisiens où sont placardées, à l’attention bienveillante de celui qui lira, l’annonce d’activités artistiques propres à aiguillonner ses désirs, et de mémoire aussi de placardeur d’affiche, d’usager contemplatif du métropolitain, de touriste linguiste s’échinant à déchiffrer ce que l’image dit pourtant bien mieux que les mots, de femme pressée à talons haut, d’enfant peu pressé sur roulettes (il y en avait déjà, à l’époque dont nous parlons, dans la capitale), et même de femmes pressées traînant des enfants peu pressés, de toutes ces mémoires dont l’enchevêtrement forme ce que d’aucuns, en particulier les professionnels du tourisme, nomment l’âme de la capitale, on se souvient encore des panneaux lumineux dont l’aura rougeoyante, quelques semaines ou peut-être quelques mois après l’arrivée glorieuse et féline que nous avons dite, captivait jusqu’à l’hypnotiser le regard des futurs spectateurs ignorant encore, au moment où ils levaient l’œil vers les lettres de feu, qu’ils n’échapperaient plus à la magique séduction du cirque en général et en particulier des spectaculaires numéros de domptage dont le précieux épicentre n’était autre que notre héros. Cyrk © Jerzy CzerniawskiQuelle pupille, en effet, même la plus réfractaire à l’éclat de la beauté, n’eût pas été impressionnée par l’infrangible éclat des flammes dont la sauvage lueur caressait chacune des lettres qui forment ce nom si familier à nos oreilles : le T fier et farouche, le I, brillante érection du talent, le G, douce courbe de l’échine, le R, rugissement féroce dont le tonnerre se perdait dans l’assourdissement du O, et ainsi de suite jusqu’à cette russe désinence, le VICH, vers laquelle glisse la langue, irrésistiblement, Tigrovich enfin, ce glorieux patronyme, dont la seule euphonie était une vivante allégorie de la gloire, ce nom que rien ne semblait pouvoir magnifier, était pourtant, comme par l’effet d’une esthétique plus-value, transfiguré par la valse typographique qui du T faisait une Torche, du O un cercle de feu, du I un cierge brûlant et tout le reste à l’avenant. Mais ce n’était pas tout. Par un effet concerté d’anamorphose, ou était-ce autre chose, l’artiste avait su de ces lettres sacrées faire aussi le centre même du dessin et c’est ainsi que Tigrovich, déjà représenté par les lettres formant son nom, jaillissait en même temps, en chair, os, gras, quelques poils et muscles saillants, au centre de l’illustration, hors du cerceau enflammé formé par la lettre O. La béance de sa gueule, dont les moindres anfractuosités et les canines proéminentes s’offraient au regard effrayé de qui osait le fixer, soulignaient encore l’arrondi du cerceau dont les flammes cramoisies rehaussaient, ou était-ce l’inverse, la couleur délicatement rose du maillot fort près du corps que portait l’artiste. Ainsi le corps du tigre répétait-il son nom, non pas en un grossier pléonasme, mais en une apothéose de l’expressivité, car l’artiste, décidément roué, avait pris le tigre sur le vif, pour ainsi dire, d’un mouvement arrêté, si bien que le saut via cerceau ne semblait pas posé ou, quelle horreur, figé, mais bien à l’instant même, là sous nos yeux, en train de s’exécuter. Sur chaque mur de la Capitale, sur le moindre recoin de mur, ou, format géant, sur les placards des Grands Boulevards avoisinant le cirque, le tigre en majesté jaillissait hors de mille cerceaux, tous les mêmes mais subjuguant toujours de nouveaux regards éberlués. Et c’est ainsi qu’en mille lieux, les mille passants qui avaient imprudemment levé les yeux vers cette illusion de bond, tous en même temps et successivement – tout dépend de quel badaud on parle, et à quel moment de la journée ou de la soirée, car les affiches étaient, comme de juste, éclairées par un ingénieux système rétro-éclairant que ce n’est pas le lieu d’expliquer ici, encore que l’ingéniosité du système mériterait un exposé en soi, mais l’on ne peut tout dire quand on veut dire l’absolu de la perfection artistico-publicitaire et qu’il nous suffise pour l’instant de savoir que même la nuit, oui, on voyait les affiches – tous, le jour et la nuit, avaient le même mouvement de recul devant ce fauve prêt à leur atterrir en catastrophe sur la face, en trompe-l’œil d’accord, mais un trompe l’œil, quand c’est bien fait, ça impressionne. Pourtant nul ne fuyait, pris de panique, devant l’assaut graphiquement félin. Car au-dessus de l’échine tremblante du fauve, puissante horizontalité, se tenait ferme et tranquille une baguette, dite aussi fouet léger de spectacle, maintenue par une main virile, logique et naturelle prolongation des quelques tri, bi et autres ceps dessinant le bras d’Ali, dompteur de son état.

Oui, Ali était là en personne sur l’illustration, les pieds fermement posés sur la base du tableau, élégant contrepoint à la mobilité du tigre, l’œil noir arménien, la pommette saillante orientale, le profil cosmopolitement aquilin, habilement mis en valeur par un trois-quart étudié. Et plus le tigre semblait féroce, plus le dompteur était serein, plus le tigre bondissait, plus le dompteur endiguait le bond, en contrôlait l’élan qu’il semblait pourtant avoir inspiré par un ordre donné un peu avant que le félin ne prenne son élan. Ainsi le spectateur pouvait-il sereinement goûter le charme d’un frisson et, au même instant, la douce réassurance que rien ne mal n’arriverait. Et n’est-ce pas là, en cette alliance de terreur et de douceur, que niche l’essence même du cirque, sa grandeur et sa nécessité, du moins quand l’art du chapiteau atteint ces sommets auxquels tous aspirent et si peu accèdent ? Cela, Ali le savait bien, mais le spectateur l’ignorait, qui ne pouvait quitter des yeux la jungle domestiquée soudainement offerte à son regard avide. Les couleurs de la chose, à vrai dire, n’incitaient guère à le détourner, le regard. Le criard hypnotise, le cramoisi retient l’œil. Ce sont aussi des choses que l’on sait quand on connaît le métier. Et les couleurs sur cette affiche étaient fort réussies. Vraiment.

Or de ces affiches il y en avait beaucoup et dans tout Paris. Car pour notre héros, les choses ne marchaient pas si mal. Et même bien.

Sophie Rabau
Les aventures de Tigrovich

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