La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Allemagne-Slovaquie : en passant par l’Allée-vous-faire-foutre
| 28 Juin 2016

En 1993, la Slovaquie est devenue indépendante. Mon ami écrivain slovaque Michal Hvorecky refuse cette indépendance aujourd’hui encore ; il se sent tchécoslovaque et c’est pour cette raison que moi aussi, je trouve dommage la partition du pays. Mais d’un autre côté, le match d’aujourd’hui n’aurait pas lieu sans la Slovaquie.

Je profite d’une journée de repos grâce à mon “aine de footballeur”, terme générique qui désigne diverses complications provoquées par le fait de jouer trop au foot et qui peut recouvrir aussi bien des inflammations du périoste et du pubis, que des inflammations pubio-sternales, comme c’est mon cas.

Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de ma chérie, et comme je ne joue pas moi-même, je peux au moins regarder la première mi-temps avec elle. Pas la deuxième par contre, car je dois être sur scène à 20h au théâtre Reformbühne. Ainsi, ma couverture du match devient un défi quelque peu sportif, car pendant la mi-temps je vais devoir pédaler un peu plus de quatre kilomètres pour arriver au Friedrichshain.

Le bar Perlin n’est pas très loin de l’église Zionskirche et pendant le trajet, je croise partout des gens rassemblés pour voir le match, oubliés le Brexit, les immigrants noyés, les foyers de demandeurs d’asile brûlés, aujourd’hui tout va bien : soleil, bière, l’Allemagne remporte le championnat d’Europe. Le triomphe paraît si proche et ne connaît pas de limites.

Boateng semble en forme, Götze ne joue pas et Schweini est sur la touche. Le Slovaque Pekarik porte un masque bleu en mémoire du coude de l’Anglais qui lui a cassé le nez.

Dans le Perlin, qui se trouve dans la Griebenowstrasse, presque en face de l’ancienne bibliothèque de l’environnement, on sert du mousseux avant le coup d’envoi et on trinque pendant l’hymne national. Tout le monde chante à pleins poumons, dans le bar et sur la pelouse du stade, tous sauf Özil.

Khedira place une tête à la septième minute, joli, mais trop haut ; à toute vitesse, Jérôme “notre voisin” [1] Boateng reprend le ballon de volée vingt secondes plus tard et marque le 1-0. Jubilation, émotions, pétards à la 8ème minute.

Les déclarations politiques de l’équipe nationale sont rares, c’est pourquoi moi et beaucoup de mes amis avons apprécié la remarque de l’entraineur Löw. Peu avant le championnat, un homme politique d’extrême droite a critiqué Boateng à cause de sa couleur de peau et affirmé qu’il n’aimerait pas l’avoir comme voisin, c’est pourquoi tout le monde a très bien compris en Allemagne l’allusion de Löw lorsqu’il a dit qu’il était toujours bien d’avoir un voisin comme Boateng dans la défense. Chaque but de Boateng est un coup dans la gueule des Nazis, c’est la raison pour laquelle je suis pour l’Allemagne.

Après que Skrtel a apparemment bousculé Gómez, c’est le penalty, mais Özil échoue face au gardien slovaque. Son homologue allemand Neuer s’ennuie de l’autre côté. Devant les cages adverses, les Allemands font tourner la tête aux Slovaques avec leurs renversements d’aile permanents, mais Özil continue à se rater.

Draxler tire deux fois à côté, Skrtel et Müller se donnent un coup de boule. Au Perlin, on pense que Müller aurait bien mérité de marquer, que c’est un chouette type et plutôt doué comme footballeur. À la 40ème minute, Dusan Svento place une tête assez dangereuse mais Neuer nous sauve et Gómez lui rend la pareille à la 43ème après une accélération de Draxler, et marque le 2-0. Encore plus de pétards, mi-temps, je dois aller au théâtre Reformbühne.

Je pédale alors du point le plus élevé de Berlin à travers des rues désertes et l’Allée-vous-faire-foutre [2]. Je dois expliquer ce qu’il en est de cette Allée-vous-faire-foutre, car en réalité cette rue que je parcours sur mon vélo s’appelle Pallisadenstrasse. Mais derrière la vitre d’une voiture, je vois en passant une plaque de rue qui dit : Allée-vous-faire-foutre. Normalement, je prends en photo de telles choses, mais étant donné que je ne peux pas louper une seule seconde du match, vu mon devoir de chroniqueur, je renonce à une pause et continue mon chemin. J’essaierai de retenir le nom de l’Allée-vous-faire-foutre et de demander, la prochaine fois que j’ai des problèmes avec des gens : “Au fait, vous vivez dans l’Allée-vous-faire-foutre ?”

Coup d’envoi de la deuxième mi-temps au Biergarten Oranke-orange dans la Strasse der Pariser Kommune. Il y a environ un millier de spectateurs devant un écran géant et beaucoup de télévisions par-ci, par-là, un millier de spectateurs qui voient, à la 49ème minute, une occasion incroyable pour les Slovaques, mais le tireur bute sur Neuer. À la 63ème minute, Julian Draxler marque le 3-0 après une tête de Hummels, le gardien slovaque n’arrive pas à lever les mains assez vite. Les pétards inévitables, c’est exactement ce à quoi on s’attendait, et maintenant Schweini s’échauffe.

À la 81ème minute, Poldi loupe une belle opportunité et à la 83ème encore un duel contre l’homme-au-masque-bleu-sur-le-nez. Les Allemands essayent encore d’aggraver le score, mais la défense slovaque est une belle salade [3], ou plutôt une Kornel Salata [4], difficile à manœuvrer. Pendant le temps additionnel, nous avons une dernière grosse opportunité, mais Toni Kroos se manque.

Et maintenant vite au théâtre, on commence dans cinq minutes et nous avons sept spectateurs. Lors du prochain match, nous devrions peut-être songer à annuler la représentation.

Falko Henning
Traduit de l’allemand par Gianna Schmitter

[1] En référence à un commentaire de Gauland, vice-président de l’AFD, le parti populiste d’extrême-droite allemand. Gauland a déclaré en mai : “Les gens le trouvent bien en tant que footballeur. Mais ils ne veulent pas avoir de Boateng en tant que voisin.”
[2] En allemand Fickt-euch-Allee. Fickt euch signifie fuck you. L’allée fait référence au pronom alle, qui signifie tous en français. 
[3] C’est l’image qu’on utilise en allemand pour l’expression française être dans de beaux draps.
[4] Nom d’un défenseur slovaque rentré en jeu à la 84ème. Jeu de mot avec salade (salat).

 

Falko Henning a été ouvrier, chauffeur de taxi et guide touristique, entre autres. Auteur, journaliste, acteur, il a fondé la Société berlinoise Charles Bukoswki, qu’il préside. Il est membre de l’Équipe nationale allemande des Auteurs (Autonama), créée en 2008, et qui a remporté la Coupe d’Europe des écrivains en 2010.

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