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Essai d’anthropologie structurale autour d’un réveillon stéphanois
| 23 Jan 2016

“Saint-­Etienne : elle part avec les cendres du chien, il l’agresse à la fourchette.”

Nous tenons ici un spécimen exceptionnel de fait divers du type “X fait ceci, Y fait cela”, où cela est censé être une forme de réponse à ceci, et X un individu peu susceptible de passer ses prochaines vacances avec Y. Dans les foyers aisés de Malibu ou des collines de Hollywood, cela donne par exemple : “Elle détruit sa Porsche avec un club de golf, il jette sa cocaïne aux toilettes.”

Dans le cas qui nous occupe, l’action se déroule plus prosaïquement à Saint-Etienne : pas de Porsche, pas de poudre, mais beaucoup d’alcool et un réveillon de Noël entre quinquagénaires qui tourne mal. Selon le récit qu’en a fait le quotidien régional Le Progrès, un homme avait convié trois amis, une femme et deux hommes, à dîner et surtout à boire, non pas tant pour fêter la naissance du Christ que pour, probablement, échapper à la solitude d’une soirée où la solitude est proscrite. De fait, la soirée fut chaude et même égrillarde. Jugeant les avances de son hôte trop pressantes, la femme a soudain quitté les lieux sans attendre la bûche. L’homme aurait alors tenté de l’étrangler, avant de la poursuivre dans la rue et de la frapper à plusieurs reprises avec une fourchette, sans doute arrachée à un bout de dinde. La version de l’agresseur fut sensiblement différente. Alors que la soirée commençait à déraper dans l’alcool, il aurait mis ses trois invités à la porte. La suite, toujours aux dires du prévenu : “Elle a pris la fourchette, elle est partie en courant avec l’urne qui contient les cendres de ma chienne. Elle a glissé. Elle est tombée. Elle était hystérique, elle se donnait elle­-même des coups avec la fourchette.” Cerise sur le mausolée, l’homme a déclaré au juge : “Quand j’ai vu l’urne de ma chienne dans ses bras, j’ai eu peur. Tout le monde me connaît comme l’ami des animaux.” Le tribunal n’a cru que moyennement à cette version où ne manquait qu’une apparition du père Noël et un numéro de claquettes des rennes : l’homme a été condamné à douze mois de prison dont six avec sursis.

L’élément le plus singulier de l’histoire, son Mc Guffin au sens hitchcockien du terme, c’est évidemment l’urne de la chienne. Que vient-elle faire là, quel est son rôle ? Et surtout : qu’aurait dit Claude Levi-Strauss à son sujet ? Car, pour débrouiller l’affaire, il semble nécessaire de convoquer ici l’ethnologie. Alors qu’il se baladait dans le Mato Grosso, Levi-Strauss fit la connaissance de la tribu des Bororos et de ses rites étranges. Ses rites funéraires en particulier, qui voulaient que, lorsqu’un Bororo mourait, on organisât une chasse pour abattre un gros gibier. Il s’agissait de trouver une sorte de compensation : la nature avait pris un membre de la tribu, la tribu allait demander à la nature de payer sa dette. Comme, entre la mort d’un Bororo et son inhumation définitive, les rites funéraires réunissant toutes les composantes de la tribu pouvaient durer jusqu’à deux mois (venger un mort n’est pas une mince affaire dans le Mato Grosso), ce moment funèbre était aussi un grand moment de vie, paradoxalement.

Bien. Mais l’urne de la chienne là-dedans ? Eh bien nous sommes tentés d’avancer, marchant prudemment dans les pas du père de l’anthropologie structurale, que le dîner de Noël – moment de vie puisque l’on célèbre une naissance à coups de fourchette – est aussi un moment funèbre, du moins dans certaines tribus stéphanoises : le réveillon se passe dans l’ombre portée des cendres des chers disparus, ceux qui étaient encore là lors des agapes précédentes. La femme qui s’enfuyait (se serait enfuie) avec les cendres de l’animal n’accomplissait-elle pas un rite comaparable à celui des Bororos endeuillés ? N’était-ce pas aussi l’acquittement d’une dette ? Et les coups de fourchette que se serait donnés la femme n’évoquent-ils pas les scarifications que s’infligeaient les indiens brésiliens lors des périodes de deuil ?

Mauvaise pioche : en fait, on n’a pas retrouvé d’urne ni de cendres sur les lieux de l’altercation. Cette absence a terriblement affaibli la défense de l’homme. Pire, peut-être :  elle réduit à néant notre analyse ethnologique des faits. Les faits sont parfois bêtement têtus.

Édouard Launet

Sciences du fait divers

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