La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Autodiffusion : l’imagination, fidèle alliée
| 29 Nov 2021

Édition indépendante, 3e partieOn penserait à David contre Goliath si les maisons d’édition indépendantes qui ont le dessein de publier peu mais bien n’avaient que faire d’affronter les géants éditoriaux. Frondeuses sûrement, mais dans leurs manières de travailler à l’écart de la mêlée, à leur rythme, empruntant des chemins différents où, pour (sur)vivre en liberté, on se passe d’intermédiaire. Mais comment assurer la commercialisation des livres, comment les faire connaître sur un marché dominé par les grands groupes, quand la diffusion ne repose que sur la force des éditeurs et éditrices elles-mêmes ? Entre talon d’Achille et travail de Titan, l’autodiffusion est aussi un sport de combat.

Sans intermédiaire

Quelques titres par an, des éditeurs ou éditrices indépendantEs font le choix de publier rarement avec des tirages modestes. Au-dessous d’un certain nombre de publications, le recours à un diffuseur, n’est pas toujours souhaitable. « Je m’étais renseignée pour travailler avec un diffuseur, mais le contrat exigeait au moins quatre titres par an. Je ne veux pas faire ça, c’est mon indépendance de choisir. Je ne veux pas publier n’importe quoi, affirme Anne-Laure Brisac des éditions Signes et Balises qui s’interroge : à quoi sert d’inonder les librairies de livres qui dureront très peu de temps ? »

D’autant plus que les services d’une société de diffusion coûtent cher pour un modèle économique où la marge est plus serrée que celle à laquelle peuvent prétendre les plus gros éditeurs. « Quand je me lance en 2011, se souvient Élodie Boyer des éditions Non Standard, je suis autodidacte dans l’édition, je ne connais pas les standards officiels et je me rends vite compte que nous ne sommes pas dans les clous. Notre premier livre coûtait très cher à fabriquer, nous nous sommes dit qu’on allait le vendre sur notre site et via des librairies pour réduire au maximum les intermédiaires. Les diffuseurs prennent près de 60 % du prix public du livre. Chez Non Standard, on n’est pas dépensiers mais on utilise ce dont on a besoin. Alors, ça n’est pas mal quand on réussit à vendre un livre deux fois le coût de fabrication, parce qu’on veut faire de beaux livres mais que les lecteurs puissent acheter. Le diffuseur, ça ne marche pas pour nous. »

Refus de se laisser imposer un nombre de titres, refus d’en rabattre sur l’inventivité et la qualité de fabrication, détermination à rester maître de ses productions, le choix de l’autodiffusion repose aussi sur la volonté de préserver un équilibre économique sobre et viable. « J’ai créé mon propre label plutôt que d’être diffusée par des groupes qui sont aussi des concurrents. Plus petite, je n’arrose pas toutes les librairies de France. Quand on surproduit, le chiffre d’affaire grossit mais pas les bénéfices. Moi je ne vais pas chercher à produire plus, mais à être sur le terrain pour que mon système reste sain et équilibré », explique Virginie Symaniec des éditions le Ver à soie. Très attachée à son statut d’entrepreneuse indépendante et à ne pas dépendre des impératifs de quelqu’un d’autre, elle ajoute : « Je n’ai pas besoin de faire des profits mais de gagner mon pain. Certains disent vouloir jouer dans la cour des grands. Mais pour quoi faire ? Hachette est dans la cour des grands, ça ne l’empêche pas de risquer de se faire dépecer par Bolloré»

Les librairies bien sûr…

Comment accéder aux lecteurs et lectrices alors que les tables des librairies sont confisquées par des groupes éditoriaux loin d’avoir réduit leur production, contrairement à ce qu’ils annonçaient aux moments les plus difficiles de la pandémie ?

On sait l’accès aux librairies compliqué quand les représentantEs envoyéEs par les diffuseurs ont parfois plus d’une centaine d’ouvrages à présenter aux libraires qui n’attendent donc pas les éditeurs et éditrices autodiffuséEs. Chez Publie.net, « on travaille avec une chargée de relations libraires, qui est elle-même libraire à mi-temps, pour faire la promotion du catalogue, placer les nouveautés, se déplacer aux moments clés, nous aider pour les salons. Ça permet de fidéliser les libraires» explique Guillaume Vissac. Établir dans le temps des relations de proximité avec quelques libraires qui s’engagent à défendre les publications de la petite maison d’édition de qualité est un enjeu pour ces éditeurs et éditrices : « Les libraires n’ont pas besoin de nous, ils ont un espace réduit pour une production éditoriale énorme, constate Anne-Laure Brisac, alors je travaille avec des libraires que je connais et qui prennent mes livres en achats fermes, sinon le stock est dispersé et on n’est pas sûrs que le libraire va essayer de vendre nos livres. » Démarche similaire du côté des Éditions Mesures : « Le fait de demander aux libraires d’acheter nos livres et non de les recevoir en dépôt est aussi et surtout une façon de les impliquer dans notre aventure, et les relations que nous développons avec les libraires qui nous suivent (une trentaine à travers toute la France) sont réellement extraordinaires », confie André Markowicz (lire notre entretien).

Même si les rencontres entre auteurs et lecteurs organisées en librairies restent des événements recherchés, pour beaucoup, la diffusion ne peut se contenter des espaces contraints des librairies où leurs livres se trouvent noyés parmi les piles des meilleures ventes. « À quoi cela sert-il de faire des grandes mises en place en librairie ? S’il n’y a pas la communication pour accompagner, nos livres resteront invisibles », remarque Virginie Symaniec. L’accès à la presse et aux médias n’est pas toujours facile, ce qui n’empêche pas ces maisons d’édition de réussir à les atteindre avec parfois des surprises et de beaux succès : « Quand Demorand a chroniqué Scriptopolis en une minute sur France Inter, on en a vendu trois cents dans la semaine, des libraires nous ont appelés tout de suite pour le commander par dix exemplaires », se souvient Élodie Boyer.

… et au-delà !

La participation à des salons, à des foires ou à des rencontres en médiathèque, seuls ou en tant que collectifs de maisons d’éditions indépendantes, reste très importante pour ces éditeurs et éditrices qui ont particulièrement souffert de l’annulation de tels événements festifs pendant les mois de restrictions dus à l’épidémie. Mais d’autres voies sont explorées pour susciter un contact direct avec les lecteurs et lectrices.

« Louis Hachette a pratiqué le colportage. Aujourd’hui on ne valorise pas l’histoire du nomadisme », regrette Virginie Symaniec qui s’établit régulièrement sur les marchés. L’éditrice raconte son expérience dans des chroniques publiées sous le titre Barnum (1) : « On me demande souvent pourquoi je me suis installée sur un marché avec les livres du Ver à soie […]. N’y aurait-il pas meilleur endroit pour vendre des livres ? Très certainement. Mais quelque chose me dit que, en dépit des difficultés – pluie, vent ou soleil de plomb ; dureté du monde des camelots ; concurrence de bonimenteurs de haut vol, etc.- c’est là qu’il faut être, et précisément maintenant. ». Plus loin, elle ajoute : « La micro économie qui est la mienne nécessite d’être quasi constamment sur le terrain. Quel terrain ? Partout où il y a des lecteurs potentiels c’est « le terrain ». Et si j’ai bien compris la leçon, le monde se divise en deux : ceux qui savent qu’ils sont des lecteurs potentiels et ceux qu’ils ne le savent pas encore»

Les lecteurs et lectrices, une communauté à fidéliser

Connaître ses lectrices et ses lecteurs, c’est sans doute la plus grande particularité des maisons d’édition indépendantes autodiffusées. « Ce sont des lecteurs du contemporain et du web qui écrivent, qui ont des sites, participent à des revues en ligne. Ils et elles sont au courant de ce qui se passe dans une sphère plus indépendante, vont chercher à découvrir des textes dont on parle peu, d’auteurs qui font des choses atypiques, moins étiquetables. Des gens curieux qui naviguent entre la poésie et la fiction, par exemple », explique Guillaume Vissac qui connaît bien les lecteurs de Publie.net parce qu’une communauté s’est constituée par la médiation d’internet et des réseaux sociaux. « On est très présents sur les réseaux sociaux, et on a la chance d’avoir une communauté de lecteurs au sens large qui s’est étoffée petit à petit : libraires, journalistes et lecteurs qui nous suivent depuis le début », se réjouit l’éditeur qui utilise internet pas seulement pour diffuser la newsletter mais aussi pour nouer une relation de complicité : « Je mets en ligne chaque semaine un carnet de bord qui donne de la visibilité à ce qui se passe dans l’arrière-boutique de la maison d’édition, les difficultés, les joies, les moments absurdes du monde des livres, comment se construisent les livres au fur et à mesure : quand on a suivi la mise en place d’un livre, on est curieux de voir ce qu’il donne à la fin. Ça a permis de fidéliser un public. » Public fidèle auquel certaines maisons proposent un abonnement qui repose sur la confiance et le soutien de cette communauté de lecteurs près à acheter à l’avance les publications à venir.

Si l’autodiffusion permet d’établir des relations suivies avec des libraires, de se constituer une communauté de lecteurs et ainsi de tenir dans le temps malgré les vicissitudes de la conjoncture, elle impose toutefois aux maisons d’édition indépendantes de rester une petite structure dans laquelle une personne seule, ou une toute petite équipe, demeure en mesure de tout assurer par elle-même. Développer sa clientèle pourrait être un risque, que l’on aimerait parfois courir : « J’ai l’impression au bout de dix ans que l’on tourne un peu en rond dans notre cercle de gens qui nous connaissent déjà et qu’il faudrait qu’on ouvre mais il y a comme une sorte de plafond de verre », constate Élodie Boyer. Créer son propre écosystème à l’échelle humaine au sein d’une économie de l’offre soumise aux diktats du marché et au dogme de l’accroissement des profits, ces indépendantEs autodiffuséEs montrent que c’est possible. Small is beautiful, y compris, nous le verrons dans notre prochain article, dans la publication des « beaux livres ».

Juliette Keating
Indépendances

(1) Virginie Symaniec, Barnum, éditions Signes et Balises (2019)

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1 Commentaire

  1. Emile Eymard

    L’Harmattan est un auto-diffuseur, même s’il ne l’annonce jamais et, en même temps, considéré comme un important éditeur en nombre de livres publiés, tout en exigeant de ses lecteurs une « participation » élevée.
    Comment réussit-il à la fois sur le plan financier comme sur celui de sa notoriété ?
    Je n’ai réussi à vendre chez lui que 400 livres sans la moindre promotion et cela est considéré comme un nombre élevé.
    Il est vrai que je n’espérais pas devenir un best-seller.

    Réponse

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