La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Bordeaux… ô verre, suspends ton vol !
| 21 Avr 2019

De loin, du quai des Chartrons, elle n’est pas si envahissante la Cité du vin, forme alanguie indéfinie, une chaussure de verre écroulée, son mystère attire… De ce même emplacement, le Pont Chaban-Delmas parait minimal, avec ses quatre hauts mats à 55 mètres. La nuit il s’efface un peu, lumineux… Mais à l’approche, cet ouvrage à la technologie et l’ingénierie si impressionnantes (dû à l’ingénieur Michel Virlogeux), cette traversée si indispensable en voiture, à pied et en vélo au-dessus de la Garonne, se présente finalement bien raide. Il aurait pu s’appeler le pont « Ba-ba », du nom des quartiers Bacalan (rive gauche) et Bastide (rive droite) qu’il relie. Sans courbes, sans référence à la finesse des pointes qui émergent ici où là des églises, il ne regarde pas la ville, il la toise, hautain… « On dirait quatre flacons de shampoing clignotants », blague une architecte facécieuse ! Mais il fait à présent partie du paysage, il est un haut mât du nouveau Bordeaux qui voit plus toujours haut !

Et au pied du bâtiment élevé à la gloire des vins du monde entier, autre grand totem spectaculaire, à visée internationale et désiré par la ville tel un Guggenheim de Bilbao ou la pyramide du Louvre, on ne ressent plus aucun mystère. Écrasant, boudiné. Même si les architectes Anouk Legendre et Nicolas Desmazières (agence XTU) ont fait preuve d’audace, d’imagination et de brio pour vriller deux formes rondes posées sur un socle, les recouvrir de plaques d’aluminium, de panneaux de verre qui attrapent, comme des rubans dorés, gris, verts, les lumières changeantes et étincelantes du jour ou de la nuit, en osmose avec les couleurs de la Garonne. Quelle performance, quel alambic complexe, grâce à la modélisation paramétrique. Là encore les concepteurs ont respecté la commande, du sensationnel avant tout !

Cité du Vin Bordeaux (photo wikimédia)Mais pourquoi ce même manque d’émotion déjà ressentie au moment de l’inauguration en 2016 ? On aimerait l’aimer ! Cet édifice si exubérant dans sa sculpture, paraît bizarrement « coincé », miroitant mais peu irradiant dans l’espace, à l’étroit entre Garonne, Pont levant et Bassins à flot. Et sa forme ? Un nœud de cep de vigne, une carafe à décanter, la rondeur sans couture d’un vin ? On n’ira pas jusqu’à dire qu’il ressemble à un étron comme le nomment indignement certains habitants, on se contentera d’évoquer une forme molle qui certes décante tous les pinards, mais qui ne trouve pas son envol, comme un albatros empêché au dessus de la Garonne…

Et à l’intérieur ? Au fil de l’exposition permanente, qui se fait au casque et au smartphone, donc individuellement, ce temple de l’œnologie joue la technologie numérique. Et le noir, comme dans une cave-cathédrale. Là encore, impressionnante charpente en bois laissée à nue. Mais la scénographie très chargée étouffe. Dans ce tour des vignobles du monde, des civilisations du vin, il y a quelque chose de renfermé, bouchonné. Un patio au centre apporte bien un peu de lumière du jour. Surtout, on ne voit que très peu les eaux du fleuve si proches. Au 8e étage, sur le belvédère où est offerte la dégustation d’un vin (avec la visite), on s’attend à une vue à 360 degrés sur la ville. Mais le spectacle, là encore, est sécurisé et barricadé par des grillages, des poteaux partout. Frustrant. L’effet signal de ce monument joue pourtant à plein, comme une attraction en plus des nectars blancs et rouges du monde entier. Cette Cité est très animée et attire les foules. Et cette architecture sculpturale a ses fans, elle est d’ailleurs décortiquée depuis peu au Centre Pompidou, à Paris, où la démarche et les nouvelles recherches de l’agence XTU y sont exposées.

Vino sospeso (Matali Crasset). Verre de dégustation à l’extérieur  pour des vins en biodynamie réalisé par les apprentis du CIAV de Meisenthal pour l’exposition “Renversant” à la cité du Vin de Bordeaux. Photo © Pascal BoudetDans cet écrin, on y découvre pourtant un joli pas de côté, avec l’exposition « Renversant », le but de cette visite. C’est une présentation de verres contemporains, de bouteilles, de carafes, ou de formes non identifiées, à boire ou à regarder, du design et de l’art mis en scène par Bettina Tchumi. Là, la scénographie de bGcstudio est plus fluide, elle s’éclaire de ce matériau transparent traité dans toutes les formes. La designer Matali Crasset y a été invitée pour créer un nouvel objet pour la dégustation, Vino sospeso (Vin suspendu). Elle démontre là, une fois de plus, sa manière de regarder nos usages familiers avec un autre œil et d’autres doigts. Son verre, c’est comme une bulle, transparente, à suspendre dans un arbre, pour goûter un vin dehors, dans un vignoble par exemple, ou dans un jardin. Sa forme généreuse et bien arrondie permet au vin de s’épanouir, de le cueillir comme un fruit, de plonger le nez au cœur des ses arômes, de posséder cette sphère avec la main.

La designer a une autre qualité, celle de se confronter à d’autres talents, dans la rencontre artisanale et humaine. À objet décalé, vin décalé, c’est un cru issu de la biodynamie qu’elle a choisi, celui du vigneron Stéphane Derenoncourt, qui défend cette méthode avec ferveur dans sa propriété de l’A, à Sainte-Colombe (Gironde). Qui dit forme différente implique expérimentation, le Vino sospeso a été moulé avec tout le savoir-faire du Centre international d’art verrier de Meisenthal (Moselle), en complicité avec le directeur Yann Grienenberger : cette forme a pu s’inspirer des boules de Noël produites par cette fabrique. Enfin, pour illustrer cet assemblage de compétences et de passions, Jérôme de Gerlache a réalisé un film, Saison(s), l’histoire d’une création, où il a suivi ces trois acteurs, et toutes les transformations des matières premières, dans une fusion du dessin, du raisin et de la silice. 

Autour de cette composition collective, d’autres pièces contemporaines – une centaine – mettent le vin à la bouche. Les Verres à nez d’Anthony Duchêne sont drôles, les Jeanne et Cie de Régis Mayot sont noirs, le Jardin d’addiction de Berdaguer & Péjus est psychique, la Carafe d’Étienne Meneau est girafe, Bottled de Joséphine Wister Faure est sonore. Et Paro d’Achille Castiglioni reste icône, de 1983.

La nuit, quand apparait la Lune, la Cité du vin se fait moins écrasante, retrouve son mystère lointain. Mais est-ce grâce à la Lune ?

Anne-Marie Fèvre
Design

Vino sospeso (Matali Crasset). Verre de dégustation à l’extérieur  pour des vins en biodynamie réalisé par les apprentis du CIAV de Meisenthal pour l’exposition “Renversant” à la cité du Vin de Bordeaux. Photo © Pascal Boudet

« Renversant », Cité du vin, Esplanade de Pontac, 134, quai de Bacalan, 33300, Bordeaux. Jusqu’au 30 juin.
« XTU s’expose au Centre Pompidou », 27 maquettes entrent dans les collections permanentes. À partir du 10 avril, Paris, Centre Pompidou, salle 22, niveau 4.

 

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