La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Paradise lost
| 14 Nov 2017

Gilles Pétel interroge l’actualité avec philosophie. Les semaines passent et les problèmes demeurent. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne » notait Montaigne dans les Essais

Mardi 7 novembre, l’émission d’Arte 28 minutes était consacrée au scandale des Paradise papers. Sur le plateau se trouvaient une représentante de l’ONG Oxfam, une avocate et un magistrat fiscalistes. Très vite le ton était donné : l’évasion fiscale est une honte. La représentante d’Oxfam sermonnait ces riches qui manquent d’altruisme et rechignent à payer leur impôt. Celui-ci apparaissait de l’ordre du devoir moral. Un court métrage, d’ailleurs très bien fait, saisissant même, montrait comment les évadés fiscaux ruinent les systèmes de santé. Ces gens-là apparaissaient à la fois comme des voleurs, des voyous et des monstres (on voit un enfant être retiré de la couveuse à laquelle il doit sa survie).

Face à elle les deux fiscalistes tentaient de lui répondre. L’avocate se montrait maladroite : elle reconnaissait l’immoralité des opérations qu’elle pratiquait tout en soulignant leur légalité. Elle portait le masque de la mauvaise conscience. Elle était peu adroite et très gênée. On l’entendit d’ailleurs assez peu. Le magistrat était en revanche beaucoup plus à son aise et plus convaincant. Il rappelait que le tort était essentiellement du côté des lois, insuffisantes en la matière, et du côté de l’État, un peu trop arrangeant de ce côté-là. À aucun moment il ne céda à la moralisation. Il rappela que cette opération orchestrée par plusieurs journaux ne servirait à rien puisque les sources ayant été obtenues de façon illégale, elles ne pouvaient en aucun cas être utilisées pour inculper ne serait-ce qu’une seule des très nombreuses personnes impliquées dans ce scandale.

Faut-il conclure avec Shakespeare : « much adoo about nothing » ?

Ce serait faire injure aux nombreux journalistes qui ont enquêté sur l’évasion fiscale. On peut en revanche se demander s’il est judicieux dans ce type d’affaire d’invoquer la morale à tout va comme on le voit faire depuis quelques jours ? Ne devons-nous pas en effet choisir entre la morale et le droit ?

Dans son article « Démocratie finie et infinie » (in Démocratie, dans quel état ? éd. La fabrique), Jean-Luc Nancy montre comment « la démocratie est d’abord l’autre de la théocratie ». La démocratie naît de l’abandon des lois divines imposées au peuple au profit des lois civiles qu’un peuple se donne à lui-même. Nos lois se sont également émancipées de la morale comme le constate John Rawls dans Théorie de la justice, d’abord parce que nous vivons dans des sociétés où coexistent plusieurs conceptions du bien, ensuite parce que le bien est indéterminé. En somme notre droit n’a plus la prétention de nous dicter la vie qui nous conduirait au paradis ou celle qui nous rendrait meilleur. Nous ne savons pas d’ailleurs ce que signifie au juste « une vie meilleure » comme le souligne Wittgenstein dans sa Conférence sur l’éthique. Ainsi quand nous invoquons les devoirs des citoyens, c’est dans un sens très relatif, dans un sens « hypothétique » pour reprendre la terminologie de Kant : nous remplissons nos devoirs civiques parce qu’il y va de notre intérêt. C’est un calcul rationnel de notre part qui nous conduit à voter afin d’éviter le pire plutôt que pour obtenir le meilleur dont nous doutons hélas. C’est encore par calcul que nous payons notre impôt : nous espérons qu’il servira nos intérêts sous la forme par exemple de la construction d’écoles, de routes ou d’hôpitaux. En aucun cas nous ne prétendons agir pour le bien au sens moral du terme. Nous sommes, pour beaucoup d’entre nous, légalistes. Nous ne violons pas la loi, non parce qu’elle serait vertueuse, mais parce qu’elle est utile à la vie en société et à notre vie personnelle par contrecoup.

Reprocher aux évadés fiscaux leur manque de moralité est donc très surprenant. Si les représentants des classes moyennes avaient la possibilité de diminuer le montant de leur impôt en délocalisant certaines de leurs activités, ils le feraient sans état d’âme. Je ne parle pas ici des classes populaires, des smicards, qui n’ont hélas pas la possibilité d’être tentées par l’évasion fiscale, n’ayant rien, peu ou prou, à faire évader. Ce que je veux souligner par cette remarque, c’est que les « riches » ne sont pas plus mauvais que les autres : ils ont simplement plus de moyens d’échapper au fisc.

On peut sans doute leur reprocher qu’ayant déjà beaucoup, ils n’ont pas besoin de chercher à en avoir davantage encore. Mais c’est leur faire un mauvais procès : notre économie est fondée sur la propriété (droit sacré d’après l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789) et l’accumulation des richesses.

Il faut donc abandonner les jérémiades moralisantes pour leur préférer le langage du droit, ainsi que le faisait avec beaucoup de clarté le magistrat lors de l’émission d’Arte.

Le problème n’est pas que les riches soient salement égoïstes (mais s’ils ne l’étaient pas, seraient-ils jamais devenus aussi riches ?), le problème est que nos lois ne sanctionnent pas ce qu’elles appellent « l’optimisation fiscale ». De nombreux montages financiers qui permettent de diminuer d’une bonne part l’impôt n’ont rien de frauduleux. Le problème est que l’Europe autorise sur son territoire l’existence de paradis fiscaux : le Lichtenstein, le Luxembourg, l’île de Man, Jersey (tant que l’Angleterre n’a pas « brexité »). Le problème enfin est le peu de moyens que l’État alloue aux services chargés de débusquer la fraude fiscale.

Au lieu d’incriminer Bernard Arnault, il vaudrait mieux s’interroger sur notre État, notre législation et notre politique fiscale en posant par exemple la vieille question : « cui bono » : à qui profite le crime ? Mais poser la question, c’est déjà entrevoir la réponse.

J’en reviens à la moralisation de cette affaire des Paradise papers parce qu’elle caractérise un certain esprit de notre époque comme je l’ai déjà souligné dans ma chronique précédente. Qu’il s’agisse de l’affaire H. Weinstein, de la question du langage inclusif ou des paradis fiscaux, c’est toujours la même rengaine que nous entendons. Weinstein est un monstre, la langue est machiste, les riches sont des salauds. Les gens semblent vouloir ressusciter le vieil idéal d’une République vertueuse. Il faut pourtant rappeler que de la morale à la religion, il n’y a qu’un pas lequel est vite franchi. Certains lapident la femme adultère, d’autres pourraient bien brûler en place de Grève les exilés fiscaux. Sans doute faut-il voir là une victoire de ce fanatisme djihadiste que les bonnes âmes dénoncent avec tant de virulence sans s’apercevoir qu’elles le font entrer par une autre porte.

Je ne pense pas que la morale soit nécessairement une illusion. Je crois simplement qu’elle n’a pas sa place dans les affaires publiques ou dans le vie politique, parce que la morale ne peut être contraignante sans perdre aussitôt ce qui la définit : l’intention. Faire le bien parce que je suis menacé de mort (ou simplement d’un procès en correctionnel) n’a aucune valeur éthique. Le droit au contraire énonce des règles qui sont impératives et passibles de sanction si elles ne sont pas respectées. Il faut donc voter des lois plus strictes et surtout veiller à leur application. Quant à la morale proprement dite, elle ne peut intervenir que dans le cadre des relations privées parce qu’elle relève de la subjectivité. Elle n’est pour autant jamais une évidence. Wittgenstein dans le texte cité plus haut affirme que « l’éthique, si elle existe, est surnaturelle » (traduction Jacques Fauve). Nous ne pouvons décrire, à l’aide de notre langage, aucun fait qui corresponde au mot bien pris dans son sens éthique, c’est-à-dire dans un sens absolu, comme lorsque nous prétendons « faire le bien ». C’est ce qui amène Wittgenstein un peu plus loin à parler de miracle à propos de l’expérience du bien.

À partir de ces brèves remarques le lecteur comprendra à quel point il est lassant d’entendre dire que la conduite de nos hommes politiques, de nos hommes d’affaires, que notre langue elle-même manquent de « qualité éthique » (Anne-Marie Houdebine). C’est parler pour ne rien dire. En revanche condamner telle pratique parce qu’elle est contraire au droit positif est tout à fait possible et même nécessaire. Il ne tient qu’à nos États que les paradis fiscaux ne soient plus bientôt que des paradis perdus. Mais en ont-ils réellement la volonté ?

Gilles Pétel
La branloire pérenne

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