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Pierre Choderlos de Laclos et ses gros ciseaux
| 05 Déc 2017

Chefs-d’œuvre retrouvés de la littérature érotique: chaque semaine, Edouard Launet révèle et analyse un inédit grivois ou licencieux, voire obscène, surgi de la plume d’un grand écrivain.

Comment est-il possible que Pierre Choderlos de Laclos  — homme rangé qui fit carrière dans l’armée y laissant le souvenir d’un type « maigre et jaune » à la « conversation froide et méthodique », époux fidèle, professionnel rigoureux, en rien un séducteur aux moeurs dissolues — ait réussi à produire un roman aussi dépravé que Les Liaisons dangereuses ? Après beaucoup d’autres, la jeune universitaire américaine Bonnie H. Jez s’est posé la question. Et, contrairement à tous les autres, elle a trouvé la réponse : Choderlos n’est tout simplement pas l’auteur du livre. De surcroît, ce texte ne serait pas un roman : toutes les lettres qu’échangent la marquise Merteuil, le vicomte de Valmont, Cécile de Volanges et les autres seraient en effet de vraies lettres. Bonnie Jez en a retrouvé les originaux manuscrits dans un fond documentaire conservé à l’université d’Austin, au Texas.

Formidable découverte ? Oui et non. Les lettres d’Austin étaient connues, mais jusqu’à présent on les avait cru postérieures à la publication du livre. Des inconnus, avait-on conclu, se seront amusés à recopier sous forme de (vraies) lettres le (faux) roman épistolaire de Choderlos en changeant les noms des correspondants — la marquise Merteuil devenant le comtesse de Brouard, le vicomte de Valmont se muant en comte Colleval, Mademoiselle de Volanges apparaissant comme Mademoiselle de Courtemanche, etc —, un peu comme on aurait construit la maquette d’une ville imaginaire à partir de sa description littéraire. Bref, tout ceci n’aurait été qu’un jeu a posteriori. Or non : Bonnie Jez, au terme d’une patiente recherche dans les registres d’état-civil français, est parvenue à retrouver la trace de ces Brouard, Colleval, Courtemanche et autres. Ces personnes ont donc vraiment existé, et au moins trois d’entre elles, a constaté la chercheuse, étaient décédées avant même la publication du livre de Choderlos, en 1782. Conclusion : ces lettres manuscrites ne seraient pas des copies mais la source même des Liaisons dangereuses.

Dans un long article publié par la French Cultural Review [1], l’universitaire détaille ses recherches et conclusions de manière plutôt convaincante, puis elle se livre à un passionnant comparatif. Elle note en préambule qu’il faut prendre Choderlos de Laclos au pied de la lettre (si l’on peut dire) lorsqu’il écrit dans sa préface : « Chargé de mettre cette correspondance en ordre par les personnes à qui elle était parvenue, je n’ai demandé, pour prix de mes soins, que la permission d’élaguer tout ce qui me paraîtrait inutile ; et j’ai tâché de ne conserver en effet que les lettres qui m’ont paru nécessaires, soit à l’intelligence des événements, soit au développement des caractères […]. Ma mission ne s’étendait pas plus loin. Je dois prévenir aussi que j’ai supprimé ou changé tous les noms des personnes dont il est question dans ces lettres. »

Restait donc à découvrir ce que Choderlos a « élagué », et cela, les originaux d’Austin le permettaient. Principale constatation : en sus de quelques paragraphes sans intérêt, car trop longs ou trop anecdotiques, Choderlos a supprimé tous les passages où les correspondants évoquent l’anatomie féminine, souvent de façon assez crue d’ailleurs. Le meilleur exemple en est la fameuse lettre LXXXI que la Marquise de Merteuil adresse au Vicomte de Valmont (en réalité que Brouard adresse à Colleval), laquelle, rétablie dans son intégralité, donne ceci :

Je ne sais où ce désir (de connaître le plaisir sexuel) m’aurait conduite ; et alors dénuée d’expérience, peut-être une seule occasion m’eût perdue : heureusement pour moi, ma mère m’annonça peu de jours après que j’allais me marier ; sur-le-champ la certitude de savoir éteignit ma curiosité, et j’arrivai vierge entre les bras de M. de Merteuil. J’attendais avec sécurité le moment qui devait m’instruire, et j’eus besoin de réflexion pour montrer de l’embarras et de la crainte. Cette première nuit, dont on se fait pour l’ordinaire une idée si cruelle ou si douce, ne me présentait qu’une occasion d’expérience : douleur et plaisir, j’observai tout exactement, et ne voyais dans ces diverses sensations, que des faits à recueillir et à méditer. Ce genre d’étude parvint bientôt à me plaire : mais fidèle à mes principes, et sentant, peut-être par instinct, que nul ne devait être plus loin de ma confiance que mon mari, je résolus, par cela seul que j’étais sensible, de me montrer impassible à ses yeux. Cela n’a pas toujours été tâche aisée ! M. de Merteuil savait en effet comme nul autre jouer de ce petit bouton que Dieu a donné aux femmes. Et tandis qu’il le manipulait et qu’en moi montait la jouissance, je me forçais à l’interroger sur les occupations de sa journée, feignant l’indifférence. Oh ! Ah ! m’exclamais-je quand il me parlait de sa dernière chasse en pinçant la partie la plus sensible de mon anatomie, comme si le fait d’avoir tué trois biches et deux sangliers m’impressionnait fort. Mais vous imaginez bien qu’il y avait tout autre chose derrière mes exclamations. Le pauvre homme n’y vit jamais que du feu, ou plus exactement aucun feu, alors que j’étais littéralement ruisselante de plaisir.

Le lecteur découvrira dans l’article de Bonnie Jez l’intégralité des coupes dues aux gros ciseaux de Choderlos, lequel fut finalement plus un censeur qu’un apologiste du libertinage. Il serait opportun que la prochaine édition des Liaisons dangereuses réintègre les passages caviardés. Ses prochaines adaptations à l’écran n’en seront que plus passionnantes.

Édouard Launet

[1] French Cultural Review, vol. XVI, p. 545-587

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