La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Chroniques du mobilhome (2)
| 25 Mar 2020

J’écris en grappillant du raisin rapporté des vendanges, et dont Elle m’a donné quelques grappes. Grains blonds, petits, serrés, très juteux, très sucrés, collants et fragiles : déjà certains sont tachés et virent à l’ocre. Ils ont poussé sur les vignes de l’est de la France. Reims, ses alentours. Leurs pépins, ombres compactes, baignent dans la chair translucide, on dirait des fœtus qui craquent sous les dents.

Elle a peur de tomber malade, elle a peur de mourir ; elle est terrorisée à l’idée de disparaître et de laisser ses enfants. Elle sait que la mort emporte les Roms jeunes mais déjà usés, et très vite les femmes. Au téléphone, sa mère lui a dit que si elle devait rester à l’hôpital, elle viendrait aider l’homme à la maison. Ça la fait rire, cet impensable. Sa mère vit à deux mille kilomètres. Le père est gravement malade et ne peut pas travailler. La mère gagne quelques sous dans la récolte des pommes de terre mais vient de se fouler la cheville. Accourir quand son enfant a besoin de soi : le réflexe des mères qui oublient les obstacles les plus infranchissables, qui veulent quand même, malgré l’impuissance.

Aujourd’hui, Elle va bien. Sur le chemin de l’école, j’explique à La Grande que, quand on a des soucis dans la tête, ça s’exprime souvent par des douleurs du corps. Des soucis, ce sont les problèmes de la vie. « Comme ma mamie qui s’est cassé le pied ? » La Grande est intelligente et sensible, très capable de comprendre la somatisation de sa mère. Pourquoi a-t-elle tant de difficultés à apprendre à lire ?

Lui, le compagnon, le père des petits, a refusé d’aller aux vendanges avec son frère et les autres, dans les conditions habituelles, celles de l’exploitation maximum. Un intermédiaire recrute les travailleurs sur les bidonvilles, dans les squats, emmène qui veut dans son minibus jusqu’aux vignes, ramène tout le monde quelques semaines plus tard puis distribue les payes en gardant son pourcentage. Exploités par le vigneron, surexploités par l’intermédiaire, exposés à tous les dangers, notamment aux accidents de la route : c’est la vie des saisonniers. Lui, ce n’est pas le boulot qu’il refuse, c’est les profiteurs. Dire non comme acte de révolte. Mais je ne suis pas dupe : il se verrait bien dans le rôle de l’intermédiaire s’il avait les moyens d’organiser le trafic. Ou plutôt, s’il pouvait composer avec la morale, s’il savait négocier avec sa foi.

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Chroniques du mobilhome (2) © Gilles Walusinski

© Gilles Walusinski

Elle est indignée parce que, à l’hôpital, la doctoresse lui a demandé si elle mangeait des aliments trouvés dans les poubelles. À l’école, l’année dernière, des enfants se sont moqués de La Grande en lui disant que les Roumains mangent dans les poubelles. Dans les rues, des gens démunis fouillent les poubelles, et les bourgeois qui les voient se disent qu’ils y cherchent à manger. C’est une idée curieuse si on y réfléchit, et absurde. Dans les bennes des supermarchés, soit, il y a de la récup, des produits encore bons et bien conditionnés : on connaît le gâchis du grand commerce. Mais dans les poubelles des particuliers ? Elle les inspecte chaque semaine dans la nuit du dimanche au lundi, puis à l’occasion. Elle cherche des objets qu’elle peut réutiliser ou revendre à la brocante, pour gagner des sous au marché aux puces. Grâce à ce travail, ses enfants sont habillés correctement, propres et à la mode car elle trouve souvent des vêtements en bon état qu’elle nettoie. C’est du recyclage, celui que l’on nous vante sans cesse pour sauver la planète mais que l’on ne reconnaît pas quand il est pratiqué par les Roms. Les Roms sont comme les chiens, se disent les bourgeois, ils fouillent les poubelles pour les déchets de nos repas, pour un os à ronger. La doctoresse a fait l’hypothèse d’une intoxication alimentaire provocant les maux de ventre d’une patiente dont le mode de vie lui est obscur, elle cherchait la cause des douleurs. Mais les enfants de l’école, d’où leur vient cette idée ?

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Comme tout, la misère est un produit pour le capitalisme totalitaire. Combien de gens vivent de la misère des autres ? Énoncé comme cela, on pense au patronat, par exemple à l’exploitant agricole qui embauche pour les vendanges des immigrés, des sans papiers, main d’œuvre docile et à bas prix qu’il ne se sent pas obligé de déclarer ni parfois même de payer. Mais on pense moins aux associations, aux entreprises dites solidaires et sociales.

Qui songerait à contester une association venant en aide aux plus fragiles ? Pourtant ces assos n’ont aucun intérêt à ce que la misère qu’elles disent soulager vienne à disparaître. Valorisées médiatiquement, elles fonctionnent sur des subventions ou du sponsoring privé, elles embauchent de rares salariés et bénéficient du travail gratuit de bénévoles. Quant aux grosses ONG, ce sont des entreprises comme les autres. Elles vivent de la gestion de la misère, c’est leur fond de commerce. L’État leur délègue ce boulot, sans les moyens que pourrait mobiliser un gouvernement qui voudrait vraiment éradiquer la pauvreté. Quant aux mécènes, ils humanisent leur image en faisant baisser leurs impôts.

Dans ces assos, on trouve des gens sincères qui sont vite écœurés, épuisés par l’impuissance dans laquelle ils sont maintenus. Aux employées, les cheffes imposent des tâches administratives : rédaction de rapports d’activité, constitution de dossiers de demandes de subventions, tenue de fichiers, paperasseries diverses qui les gardent devant leur ordinateur et les empêchent d’accomplir ce qu’elles estiment être leur vrai travail sur le terrain, auprès des personnes en difficulté.

Un article récent du Parisien vante l’action d’une association accueillant dans un tipi (ou une yourte ?) des enfants en âge d’être scolarisés mais qui ne le sont pas, ou pas tout le temps, parce qu’ils vivent en squat, dans des campements ou en bidonville. Les enfants ont entre dix et quinze ans et font du coloriage sous l’œil bienveillant de bénévoles ravies de leur apprendre quelques mots de français en leur lisant des histoires. Voici le genre d’assos dont on se plaît à répéter quelle fait « un boulot formidable », parce qu’elle soulage la société d’un problème en faisant mine de s’en occuper. La municipalité subventionne et se paie de la solidarité à bon compte, quelques mois avant les élections. Comment accepter que ces enfants ne soient pas à l’école communale, pareils aux autres enfants ? Comment se satisfaire d’une instruction a minima, confiée à une association, à des bénévoles ? Je ne nie pas les difficultés qui se présentent dans la scolarisation tardive d’enfants qui parlent une autre langue et vivent dans des conditions de précarité extrême. Mais c’est à l’Éducation nationale de prendre la mesure du problème et d’y répondre. L’État se défausse de ses responsabilités sur des assos qui n’ont pas les moyens d’accomplir pleinement la mission qui leur est confiée. Quelle mission d’ailleurs ? Et avec quelle légitimité ? Mais tout va bien puisqu’il s’agit d’enfants roms ou de réfugiés : pour eux, on se contente de très peu.

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Les sociologues désignent par « conflits de loyauté » les contradictions dans lesquelles sont pris les enfants issus d’une certaine culture familiale, qui doivent grandir en assimilant les codes, parfois opposés, de la culture dominante dispensée par l’école. Elle fait le tour des poubelles du quartier pour ramasser ce qu’elle peut utiliser ou revendre, comme le font aussi de nombreuses femmes roms, les plus pauvres. C’est à l’école que La Grande a appris que les poubelles sont ce qu’il y a de plus répugnant pour les autres enfants, que mettre ses mains dans les poubelles est strictement interdit. Fouiller les poubelles paraît proprement monstrueux aux camarades de La Grande, dont la famille tire ses maigres revenus de la récupération d’objets dans les poubelles.

L’an passé, j’ai accompagné une sortie scolaire : nous avons traversé la ville à pied, pour rejoindre le centre d’art contemporain. Sur le chemin, La Grande a salué familièrement plusieurs mendiantes sous le regard surpris des copains et des copines. Sur place, la médiatrice culturelle a fait asseoir les enfants en demi-cercle pour leur présenter les artistes exposés. L’un travaille, leur a-t-elle expliqué, à partir d’objets de rebut, ramassé dans les poubelles : cris horrifié des enfants. Je regarde La Grande qui observe ses camarades grimacer au mot « poubelle », puis elle les imite avec un décalage de 5 secondes. 5 secondes et son univers bascule : 5 secondes ont suffit à disqualifier aux yeux de sa fille une mère aimante et dévouée. Les écoliers auront-ils retenu qu’avec des objets glanés dans les poubelles on pouvait créer des formes nobles et valorisées que la société appelle « art » ? Pas sûr. Mais La Grande n’oubliera pas l’expression du dégoût des autres enfants.

La Grande se moque de sa mère quand elle prononce mal un mot en français. La Grande lève les yeux au ciel quand sa mère nomme « crocodiles » les dinosaures en plastique que j’ai apportés au Petit. Un matin, La Grande refuse de parler romanès et répond à sa mère en français. Mais elle sait le respect et l’admiration que j’éprouve pour Elle, j’espère que ça compense un peu le laminage culturel quotidiennement pratiqué par l’école, à son insu.

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Ils sont venus nombreux, à six ou sept. Ils ont réveillé la famille en tapant sur le mobilhome, ils ont contrôlé les identités. Ils cherchaient quelqu’un, qui n’était pas eux, qui n’était pas là, qu’ils ne connaissent pas. Ça ne me plaît pas. Je sais maintenant que, sur les campements, dans les squats ou les bidonvilles, le relevé des identités, y compris celles des enfants, effectué par la police qui débarque au petit matin, précède ce que le discours officiel appelle les « évacuations ». Mais non. Elle me rassure : ils cherchaient quelqu’un, ils sont repartis. Je m’assois puisqu’elle me le demande et je prends dans mes mains un peu tremblantes la tasse de café chaud qu’elle me tend. Je suis avec Elle, dans le mobilhome. Intranquille.

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