La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 20 Mar 2016

Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…

Marcel jouant une sonate à une petite fille que cela fait bien rigoler.L’unique mention de Scarlatti dans La Recherche du temps perdu se trouve dans le récit d’une partie de musique (Sodome et Gomorrhe), où le pianiste joue quelques morceaux à la demande des invités : “Mme de Cambremer (…) venait de découvrir un cahier de Scarlatti et elle s’était jetée dessus avec une impulsion d’hystérique. ‘Oh ! jouez ça, tenez, ça, c’est divin”, criait-elle. Et pourtant de cet auteur longtemps dédaigné, promu depuis peu aux plus grands honneurs, ce qu’elle élisait, dans son impatience fébrile, c’était un de ces morceaux qui vous ont si souvent empêché de dormir et qu’une élève sans pitié recommence indéfiniment à l’étage contigu au vôtre.”

Proust serait-il passé à côté de Scarlatti, comme il a “raté” Wanda lors d’une soirée en 1921 et avec qui il aurait bien échangé deux mots, si celle-ci, raconte un témoin, n’“était en train de mordre les fesses de Mademoiselle Vacaresco”, écrivaine roumaine ? En tout cas, il prend acte de son retour en grâce et note, à juste titre, qu’on joue toujours les mêmes sonates. En cherchant bien, on retrouve aussi Scarlatti dans le cahier de brouillon n°41 : “De même une fois qu’ayant gravi les hauteurs légendaires, inaccessibles et mystérieuses du nom de Guermantes, on redescendait au fond de la pensée de la duchesse, on avait la surprise, l’attendrissement, la déception, de rencontrer (…) la connaissance détaillée des divers tableaux de Rembrandt dans les principales galeries de l’Europe et la meilleure méthode pour jouer avec mesure et simplicité la musique de Weber et de Scarlatti.

Nulle appréciation ici, seulement l’exemple d’un savoir accessible à tous, quoique, pour ce qui est de jouer Scarlatti avec mesure et simplicité, le défi soit permanent. En d’autres termes, bien le jouer ne devrait pas faire partie des attributions d’une duchesse. Si Marcel avait entendu parler de Maria Barbara, il aurait appris que c’était dans celles d’une reine.

Mais au fond, ce n’est pas lorsque Proust évoque Scarlatti qu’il est le plus scarlattien. Son démontage analytique de la sonate de Vinteuil, dans Un Amour de Swann, s’applique trait pour trait aux sonates. En effet, sitôt après avoir fait l’éloge de l’impalpable musical (ces impressions “inétendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions”), il souligne le rôle clé de la mémoire, qui permet de comparer les phrases musicales et de les différencier.

Ainsi, à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que, quand la même impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive ; il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique.”

Tel est précisément le jeu de la sonate de Scarlatti, qui donne à la mémoire le plaisir de la comparaison et du décalage entre deux parties voisines, mais différentes. Dès lors, l’impalpable devient bien concret et entre dans ce processus de pensée singulier qui mène au plaisir musical. L’analyse de Proust est si scarlattienne — et si proche d’une description précise des spectres de fréquence présentés ici — que l’on se prend à déplorer que “l’élève sans pitié” qu’il mentionne n’ait pas mieux joué, et su lui rendre perceptibles les subtiles répétitions, inversions, symétries et duplications qui constituent la “graphie” scarlattienne.

 

Les deux sonates de la semaine

Il ne faut pas aller bien loin dans le corpus des sonates pour trouver une graphie intéressante : la 3 semble avoir été dessinée au pinceau… Et allez savoir, c’est peut-être celle que jouait la voisine de Marcel ! Michael Lewin au piano :
spectre1

 

 

 

La 244, ici par Alice Ader, montre comment la mémoire jouit d’une différence entre deux motifs : il y a 5 motifs doubles successifs dans la première partie (ci-dessous à gauche), et 6 dans la deuxième (à droite). Plaisir de la comparaison assuré… et aussitôt redoublé puisque Scarlatti enchaîne avec 5 autres motifs semblables, mais simples ceux-là, et non doubles. Bonjour le raffinement.

Spectre2

Spectre3

 

 

 

 

Nicolas Witkowski
Chroniques scarlattiennes

 

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« Diaghilev groupie »
                                    
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« La petite sonate en fa majeur »

 

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