La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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David Hume et l’être venu d’un autre monde
| 26 Jan 2020
Le livre II du Traité de la nature humaine est consacré à l’analyse des passions qui obéissent selon Hume à quelques principes simples et constants. Sans doute la première source de celles-ci se trouve-t-elle dans nos impressions, notamment celles du plaisir, mais les passions font aussi intervenir ce que Hume appelle des « relations d’idées ». L’imagination joue en effet un grand rôle dans le choix d’objet de nos passions. Pourtant l’imagination a elle-même ses règles : elle est peut-être la « folle du logis » comme le pensait Pascal, mais elle est aussi dépendante de nos habitudes et de nos coutumes. C’est ce qui conduit Hume à raisonner sur l’hypothèse d’un homme venu d’un autre monde et parachuté dans le nôtre :
« Car il est évident que, si une personne adulte de même nature que nous était soudain transportée dans notre monde, elle serait extrêmement embarrassée de tout objet et ne découvrirait pas facilement quel degré d’amour ou de haine, d’orgueil ou d’humilité, ou de toute autre passion elle doit lui accorder. » (Traité de la nature humaine, livre II, première partie, section 6. Traduction André Leroy.)
Dans l’édition qui fait référence, Hume poursuit son analyse par la considération des divers caractères des passions. Il avait cependant songé à une autre suite où il testait son hypothèse à l’aide d’expériences. Un manuscrit découvert il y a peu dans un pub d’Édimbourg nous permet une nouvelle fois d’apprécier l’esprit irréligieux de ce grand penseur écossais :

 

Mieux, cet homme serait probablement bien en peine de désirer quoique ce soit, n’ayant aucune idée de ce que les habitants de notre planète jugent estimable ou méprisable. Envisageons plusieurs expériences qui confirmeront notre hypothèse.

Première expérience. – Supposons d’abord que notre homme n’ait jamais connu l’amour charnel, soit par manque de temps, soit parce que la coutume dans le monde d’où il vient ne le prédisposait pas à la luxure. Laissons-le entrer dans un de ces nombreux magasins d’Édimbourg où l’on vend des parapluies. En homme curieux, car le désir de connaître est inhérent à la nature humaine, il engage la conversation avec la vendeuse. Imaginons-la courtoise mais dépourvue de charme. Elle approche de la cinquantaine, elle est étique et ressemble à une vieille haridelle, elle cherche encore un mari. Notre homme, appelons-le Smith, patiente derrière un client particulièrement en verve. Celui-ci complimente la vieille sur la qualité de ses articles. Quand le tour de Smith arrive, il juge approprié d’adopter la même conduite.  Il fait mille manières, se risque à plaisanter avec la vendeuse, enfin il la flatte mais au lieu de vanter la beauté de ses parapluies, il s’adresse à elle et lui décoche son plus beau sourire. Celle-ci croit naturellement avoir tiré le gros lot. En femme avisée, désireuse de ne pas laisser passer sa chance, elle donne à Smith un rendez-vous le jour-même, après la fermeture de son établissement. Lui ne sait évidemment pas à quoi s’attendre. Il ne peut raisonner sur sa situation car elle lui est entièrement nouvelle. Il ne possède aucun point de comparaison et n’a aucune idée de ce que nous appelons la beauté et la laideur. Il ne sait pas non plus ce que signifie l’attirance entre les sexes. Le désir de génération lui est inconnu. Ce désir dont j’ai parfois fait un peu vite une tendance primitive n’est probablement qu’un effet de la coutume. Notre homme donc retrouve la commère sur les coups de 18 heures. Elle s’est changée, s’est parée de ses plus beaux atours, elle embaume. Lui est mis à son ordinaire. Dans son ignorance de tout, il engage avec elle une conversation sur les lois et coutumes du pays où il a débarqué. Il ennuie rapidement celle qui pense à tout autre chose qu’à discuter du système juridique de notre contrée. Mais lui ne peut lire aucun sentiment sur son visage : il cherche à déchiffrer ce que signifie cette moue qu’elle affiche depuis le début de leur entretien. Il note seulement que son attitude a changé en la comparant avec celle que la belle affichait lorsqu’il lui adressait des galanteries. Il lui fait alors un compliment et voit qu’elle change de ton et de manières. Elle s’approche de lui et passe un bras autour de son épaule. Il éprouve aussitôt une démangeaison dans le bas ventre qu’il ne sait d’abord comment interpréter. S’agit-il d’une impression de plaisir ou de douleur ? Le phénomène dans tous les cas le gêne autant qu’il l’intrigue. Elle, habituée sans doute aux hommes peu dessalés, comprend qu’il lui faut prendre les choses en main et lui parle sans plus de façon de son petit trésor. Lui cherche dans son vocabulaire le sens de l’expression. Il s’agit probablement d’une femme aisée, mais sans excès. Elle n’a qu’un maigre magot. Il lui en demande alors le prix. Combien ? Elle le gifle durement et s’enfuit sans demander son reste. Notre homme constate que la démangeaison a disparu. La gifle serait-elle une règle générale dans les rapports entre les sexes de ce monde étrange  ?

Selling a Wife - Thomas Rowlandson

Expérience deux. – Il est dix-neuf heures passées et les pubs sont maintenant ouverts. C’est tout naturellement que Smith s’y dirige après avoir vu le monde qui s’y presse. Il est d’abord gêné par la fumée épaisse qui monte des tables. L’impression est nouvelle : personne ne fume la pipe dans le monde d’où il vient. L’odeur âcre du tabac à bas prix incommode ses narines. Il voit pourtant que les hommes semblent prendre un vif plaisir à tirer sur leur bouffarde. Il se promet d’essayer cette nouveauté dès le lendemain. Puis il se dirige vers le comptoir où un jeune Gallois lui sert une pinte de bière. Se souvenant de sa première expérience dans notre univers, il engage la conversation en évitant les sujets abstrus. Il commence par un compliment sur la mise du serveur, sa carrure, son air avenant. Et sans le remarquer il vide sa pinte. Le plaisir qu’il éprouve l’étonne. Son ventre le chatouille, sa tête lui paraît plus légère, enfin il sent monter en lui un besoin de s’épancher. Mais le serveur n’a guère de temps à lui consacrer : plusieurs clients lui réclament à boire. Notre homme juge alors opportun de commander une seconde pinte. La clientèle, comme c’est la règle dans ce genre d’endroit, est bruyante et débraillée. Ce sont pour la plupart des gens du peuple qui viennent au pub pour s’enivrer après une dure journée de labeur. Son verre à la main, Smith se dirige vers une table restée inoccupée. Tout en sirotant son breuvage, il observe les mœurs locales, prend des notes, s’étonne, et comprend qu’il ne comprend rien à ce monde singulier. Il se demande pourquoi il n’aperçoit aucune femme. La séparation des sexes serait-elle de mise dans cette contrée dominée par l’église protestante ? Il se souvient de la gifle qu’il a reçue deux heures plus tôt et y voit la raison de cette interdiction faite aux femmes de fréquenter les pubs. Par nature, les hommes recherchent le plaisir et fuient la douleur. Ce sont les premières impulsions de l’amour et de la haine. Ces impressions primitives ne peuvent sans doute encore former une passion, mais elles commandent en tout. Sans elles, les êtres humains ne se mettraient jamais en peine de rechercher quoique ce soit. Ils demeureraient semblables à des statues de marbre que rien n’anime. Smith se fait ces considérations quand deux matelots d’Aberdeen viennent s’asseoir à sa table. Ils sont déjà passablement enivrés et engagent aussitôt la conversation avec celui qu’ils prennent pour un étranger venu de Londres. Ils raillent son accent aristocratique, son costume, sa timidité. Tu n’as donc jamais rien vu ? lui lance l’un d’eux pendant que l’autre repart au bar chercher une nouvelle pinte pour Smith dont le verre est déjà vide. Il faut trinquer mon gars, lui dit-il en revenant. Quelques instants après les voilà tous trois à bavarder comme de vieilles connaissances. Comme c’est la règle, les matelots parlent femmes, et là Smith a quelque chose à dire. Il leur raconte sa mésaventure et ne peut s’empêcher de leur faire une leçon de philosophie naturelle qui les amuse tant et si bien qu’ils se rapprochent de lui. On peut peut-être arranger le coup ! lui dit l’un des deux. Pour quelques shillings bien sûr, précise l’autre en glissant de façon discrète une main sous la table. Smith n’y comprend décidément plus rien mais ne veut pas perdre une occasion de tenter une nouvelle expérience. Puis ce que son voisin manigance sous la table n’est pas désagréable. C’est dans tous les cas plus plaisant qu’une gifle. Smith accepte donc la proposition et remarque au passage que le visage des matelots est sympathique. Leur bonne humeur est contagieuse et le réjouit. Serait-ce là ce que les hommes appellent beauté ? Ils regardent autour de lui et compare la mine des clients avec celles de ses nouveaux amis. Le doute n’est plus permis : ils sont plus fins et plus avenants que les autres clients qui d’ailleurs jettent depuis un moment des coups d’œil intéressés à sa table. Smith se sent soudain important et s’enorgueillit malgré lui d’être devenu le point de mire de la salle. De lui à ses commensaux, le chemin est vite parcouru par son imagination : il vient de rencontrer deux jeunes gens fort connus et donc très importants. Un mouvement s’esquisse dans son esprit. Il se sent maintenant porté par une passion dont il ignorait quel objet lui prêter. Le piment de l’amour s’insinue dans son cœur. Une œillade lancée par le plus jeune des deux marins achève de le bouleverser. On monte, lui jette celui-ci avec un air de concupiscence.

Je crois que mon système philosophique se voit pleinement confirmé par ces deux expériences. Elles nous montrent comment les passions se renforcent l’une l’autre. En effet la gifle reçue par notre homme l’a non seulement écarté de l’amour du beau sexe mais elle l’a aussi humilié. Il est alors probable que ces affections jointes l’une à l’autre ait produite chez Smith une aversion durable pour la gent féminine. Et il est naturel qu’ensuite il ait décidé de suivre ces matelots qui avaient su produire en lui cette sensation de plaisir sans laquelle aucune passion ne peut naître. Plus encore l’importance, sans doute indue, que les circonstances ont amené notre homme à leur accorder a suscité en lui un mouvement d’orgueil caractéristique. La relation d’idée est un complément nécessaire à la naissance d’une passion véritable. Parce qu’il croyait avoir affaire à des gens considérables avec qui il se trouvait dans un rapport étroit, Smith s’est cru lui-même quelqu’un d’important. Et de ce mouvement de vanité il a tiré un nouveau plaisir qui n’a pu que renforcer le plaisir sensible qu’une main baladeuse avait su lui octroyer. De là à tomber amoureux il n’y avait qu’un pas. À ceux qui m’objecteront l’immoralité de cette expérience, je réponds que la vertu n’est jamais séparable de la règle générale. Et ici la règle semblait être de se faire branler par deux matelots sans le sou.

Pierre Loti - L'équipage de la Triomphante

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