La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 17 Jan 2017

Un marcheur à New York. Journal d’exploration urbaine (hiver 2016-2017)

Bon, la sculpture devant ma fenêtre, qui est un de mes rares horizons une bonne partie de la journée, n’est ni un bloc de béton bizarre comme je le pensais au début, ni un écureuil comme j’avais cru le découvrir au bout d’une semaine, mais une grande tête d’enfant un peu de travers, d’esthétique mi-fresque indienne mi-Picasso. Là, j’en suis sûr, je suis passé devant hier et je l’ai bien regardée. D’ailleurs, les enfants jouent devant et autour au ballon (ici surtout au foot) ou aux boules de neige quand elle survient… 

Ce n’est pas le cas ces jours-ci – et comment ! – parce que le redoux se poursuit. Là, il fait vraiment, vraiment doux, plus de 10 degrés, mais heureusement sans pluie – un tout petit crachin hier, rien de bien méchant. Le thème de ces deux derniers jours était : explorons l’Hudson River Walk, cette longue bande piétonne qui longe le fleuve, avec Jersey City en skyline par temps clair, de Harrison Street au sud, tout près du WTC, à la 30e rue au nord, donnant sur Hudson Yards. Elle se compose d’un chemin de berge vers le sud, et de la High Line entre la 12e et la 30e rue. En tout cela propose 2 heures de marche aux promeneurs (au pluriel : assez nombreux, trop nombreux, entre touristes et joggeurs), avec les caractéristiques de l’Hudson River, son eau un peu sale, son intense trafic de bateaux, son survol incessant d’hélicoptères et d’avions, mais aussi ses anciens piers, une quarantaine tout au long du chemin, et les restes des pilotis de quais ruinés, qui ressemblent à des cimetières marins dont les croix sont faites de bouts de bois noircis et écornés surnageant, et les tombes seraient les vagues incertaines, ondulées en permanence par la circulation aquatique. Un paysage marin et fluvial, urbain et portuaire, d’une forte puissance mélancolique. Le premier jour, vers le sud, il faisait grand beau et la lumière du crépuscule rosée sculptait la skyline de Jersey City avec une précision chirurgicale, qui atténuait les effets de mélancolie en les rehaussant de majesté ; mais hier, vers le nord, une brume humide noyait tout dans un paysage industriel parfaitement écossais ou british, on se serait cru entre Glasgow et Manchester. 

La Hudson River Walk, vers le sud, chemin plus classique, est régulièrement entrecoupée des « camps » d’activités que l’on propose ici par âges et par races : il y a les dog-run, les baby-run et les ado-run, à savoir ces espaces clos, absolument réservés – « no dog without man, no man without dog », c’est l’écriteau de circonstance ! – à l’activité de ces catégories bien ciblées (et nombreuses) de la population new-yorkaise. Dans les dog-run, les propriétaires font courir leurs créatures, divisées en deux sous-catégories, big dog et small dog, qui ne se croisent pas. Dans les baby-run, ils font jouer leurs créatures, dont les espaces et les jeux sont divisées en deux sous-catégories : 3-5 ans et 6-10 ans (après sont-elles lâchées dans la nature ?). Dans les ado-run, les créatures jouent toutes seules (« no parents with ado »), dont les activités sont divisées en deux sous-catégories, skate park et basket park. Ce systématisme traduit bien la mentalité organisationnelle de l’identité new-yorkaise : les chiens avec les chiens et leurs propriétaires, les enfants avec les enfants et leurs parents, les ados entre eux, et les vaches seront bien gardées… Cela équilibre le laissez faire/laissez aller, qui est l’autre pendant de cette identité. Ici, par exemple, peu de chose sont interdites (sauf traverser les rues et les avenues dans le trafic, là vous pouvez avoir une amende…) et c’est l’idéologie « vous pouvez tout faire, à vos risques et périls » qui domine : beaucoup moins de panneaux « danger », « attention », « interdit » que chez nous, et des mesures de sécurité très légères autour d’endroits que notre prudence excessive sur-protège, comme les bords de vide, les rambardes, les promenades un peu vertigineuses, etc.

Retour par Chambers Street, moche, puis West Broadway. Je ne connaissais pas cette rue pas très longue (une demi-heure de marche) qui part du WTC pour aboutir au pied de chez moi à Washington Square, et qui est très agréable, un Soho moins « avenue Montaigne » que ce que le reste est devenu, encore très bohème, avec tous ses restaurants à l’européenne, dans la diversité de ses spécialités (cafés parisiens, cafés romains, cafés viennois, pubs irlandais, cafés portugais, cafés scandinaves, cafés turcs). Il y a même un Chez Félix, avec l’accent, franco-brésilien ! C’est la rue la plus européenne de New York, où tout était ouvert le jour de Noël – ce qui n’était pas le cas du tout ailleurs.

Antoine de Baecque
Degré zéro

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