La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 10 Jan 2017

Un marcheur à New York. Journal d’exploration urbaine (hiver 2016-2017)

Il a neigé une partie de la nuit, et ce matin une couche d’une quinzaine de centimètres recouvre tout. Quand j’ai ouvert mes stores, vers 9h30, des gamins jouaient dans le jardin blanc, certains avec des luges, d’autres en lançant une bataille de boules de neige, tous réunis autour de la grande sculpture d’écureuil en béton, qui servait soit d’abri soit d’embuscade. L’écureuil trouvait une fonction, enfin, cela faisait un certain temps qu’il n’avait pas été à pareille fête. Bien sûr, comme le redoux a pointé vite son nez, une partie de la neige a fondu, surtout sur les rues et les trottoirs, virant à la bouillasse noirâtre peu ragoûtante. Mais dans les jardins et les parcs, la couche blanche tenait bon, et je décidai donc d’en faire mon fil « blanc » pour ma balade de l’après-midi qui, rituellement, commença vers 15h vers l’East Village et l’East Side. 

Pour suivre les restes de la neige, je décidai de rejoindre ce rendez-vous via toute une série de petits ou moins petits jardins et parks repérables sur ma carte, notamment Stuyvesant Square Park, Tompkins Square Park, Stanton Square Park, un écheveau de verdure espacé (assez espacé) dans l’East Village. Sur le chemin, je faisais rapidement l’expérience de l’exercice délicat de la marche à New York sur terrain glissant, post-neigeux. Dans le Village, où les dalles sont parfois de biais et les trottoirs plus étroits, cela n’est pas évident, doublant presque le temps de marche si ce n’est les distances. Surtout, se forment entre le trottoir et la chaussée des trous d’eau sale qui peuvent être parfois impressionnants, de vingt centimètres de profondeur. Le piège se referme définitivement lorsque les voitures sont lancées dans cette patinoire ébréchée en trous d’eau. J’ai vu pas mal de saynètes rigolotes, ou moins rigolotes, où éclaboussures, chutes, glissades, pieds perdus dans l’eau jusqu’au mollet, engendraient jurons, rires, cris ou force « fuck » ! On croirait marcher dans l’essai sur le rire de Bergson, ou dans un deux-bobines de Charlot, avec toute la cruauté catastrophique, souvent, qu’ont les films burlesques.

J’ai goûté l’enfilade des petits parks enneigés bordant l’East Village, sauf que je me suis aperçu qu’il ne fallait pas trop faire ça car l’une de mes chaussures, la droite, prend l’eau. Cela fait pendant à mon œil, le droit aussi, qui n’en a plus assez et s’assèche… Cela me lance un peu ce soir. Traversée d’Alphabet City ensuite, via l’avenue B, essentiellement faite de petites boutiques latinos, où des mexicains chantent et font la fête, et d’autres boutiques, gothiques celles-là, où des créatures noires à longues chevelures ou à crêtes, cloutées, percées, maquillées pour le deuil, entrent ou sortent avec des airs de mystère – au fait, les agapes hurlantes déguisées en Père Noël ou en rennes, de la semaine dernière, pas loin de ces lieux, n’avaient plus cours aujourd’hui, c’était donc un « one shot » : sans doute, un samedi par mois les rennes sont-ils de sortie dans New York à l’abri des chasseurs…

Arrivée dans le Lower East Side, et passage devant chez Katz’s, le delicatessen historique (1888 en gros sur la façade) sur Houston Street, bourré de monde évidemment. J’ai souvenir de deux scènes dans des films tournés là, dans Broadway Danny Rose de Woody Allen, où il se fait tout petit devant des mafieux mangeurs de kasher, et dans When Harry met Sally, de Rob Reiner, avec la géniale scène de l’orgasme mimé « à vide » par Meg Ryan devant Billy Crystal, à laquelle succède la réplique fameuse d’une cliente au serveur : « Donnez-moi la même chose qu’à elle… »

Tout a fondu en quelques heures ! En me réveillant ce matin c’était quasiment le printemps : plus un gramme de blanc dans le jardin d’en face, des gens déambulant quasi en tee-shirt… Ce sont les grands écarts thermiques new-yorkais ! En voilà un beau, avec passage du froid polaire de vendredi à la neige humide de samedi et au dégel accéléré de ce dimanche. Ça me désarçonne un peu ces sautes d’humeur climatiques et à peine ai-je sorti ma deuxième écharpe et ma paire de gants qu’il faut tout ranger et se balader le caban ouvert sous peine de suées. Mais ici, les gens sont habitués et ne râlent de rien, sauf des trous d’eau entre trottoir et chaussée. Ça, ça les énerve ! Mais de passer du pôle Nord à la Bretagne en quelques heures ne les perturbe pas du tout. Le tourbillon climatique n’avait d’ailleurs pas tout à fait achevé son cycle : en sortant cet après-midi, vers 16h, c’est le vent qui s’était levé, des bourrasques violentes qui balayaient tout aux carrefours en s’engouffrant dans les grandes avenues. Du coup, les températures repartaient illico à la baisse. Les variations climatiques se jouent parfois sur quelques heures à peine.

Antoine de Baecque
Degré zéro

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