La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 05 Déc 2016

“Diogène en banlieue” : heurs et malheurs d’un prof de philo aux confins du système scolaire.

La semaine suivante, les terminales scientifiques de Z m’accueillirent de façon plus favorable. J’avais mis les bouchées doubles lors de la première séance en exécutant une sorte de numéro d’équilibriste où je tentai d’être à la fois rapide, efficace et pédagogue. Ma prestation n’avait pas beaucoup de sens mais elle avait bluffé les élèves. Ils se montraient maintenant prêts à m’écouter d’une oreille attentive et bienveillante, du moins pour la plupart d’entre eux, car il y a toujours dans une classe quelques récalcitrants. L’essentiel est qu’ils ne le soient pas tous.

Après avoir insisté pour que les élèves placent sur le coin de leur table un morceau de papier avec leur prénom, je leur appris le sujet de la leçon. Nous allions étudier la dissertation de philosophie. Le temps pressait. Nous étions déjà à la fin du mois de septembre et ces terminales n’avaient encore aucune idée de l’épreuve qui les attendait le jour du bac. Au seul nom de cet exercice la classe se raidit. Je venais de réveiller le monstre qui les avait poursuivis en seconde et en première : la dissertation. Pourtant cet exercice de philosophie a peu en commun avec la composition de français. Quand j’ajoutai que nous n’avions que deux heures pour faire le tour de la question, leur angoisse s’aggrava. Elle devait atteindre son point culminant avec la promesse d’un premier travail à me rendre dans deux semaines.

Pour rasséréner mes élèves, je commençai par citer quelques sujets de bac parmi les plus sexy ou les plus attractifs. Peut-on apprendre à vivre ? Désirer, est-ce nécessairement souffrir ? Y a-t-il une vie avant la mort ? L’expérience instruit-elle ? Travailler, est-ce perdre son temps ? Peut-on expliquer une œuvre d’art ? Passé le premier moment de stupéfaction, les élèves regardaient la dissertation d’un nouvel œil. Les questions leur plaisaient, certaines mêmes leur parlaient un peu. Je choisis de traiter la dernière malgré plusieurs protestations. De façon générale les élèves n’aiment pas s’interroger sur ce sujet. On comprendra très vite pourquoi.

Diogène en banlieue: une chronique de Gilles Pétel. Chapitre 6: Art

© Gilles Pétel

Je leur demandai sans plus tarder de me fournir un exemple d’œuvre d’art. La première chose à faire dans une dissertation est de se demander de quoi nous parlons. Je ne crois pas qu’il faille immédiatement couper les cheveux en quatre, analyser tous les “mots” du sujet comme sont trop souvent tentés de le faire les élèves au point que la question très vite n’a plus aucun sens. C’est un peu comme si on commençait par démonter toutes les pièces d’un moteur avant même de savoir s’il est en état de marche ni même à quoi il sert. Donc, un exemple d’œuvre ?

–  Un tableau !

–  Soyez plus précise, mademoiselle. Mademoiselle, mademoiselle ? Oui, placez bien votre petit papier sur le coin de la table. Voilà. Merci, Anaïs.

–  Un tableau ancien.

–  Pourquoi précisément ancien ?

–  Parce que l’art, c’est ce qui résiste au temps.

–  Votre remarque n’est pas mauvaise mais il faudrait la reformuler. Et puis vous ne répondez pas exactement à ma question, ni au sujet d’ailleurs.

–  Ce n’est pas un sujet sur l’art ?

–  Pas tout à fait ! On vous pose une question plus précise. Le sujet porte sur l’œuvre d’art. C’est une nuance appréciable. On ne vous demande pas de rappeler les grandes théories de l’art mais de réfléchir à un objet particulier. Et pour vous aider à cerner cet objet, on vous propose une piste ou une question précise, à savoir si on peut expliquer cette sorte d’objet. Le mieux, pour lancer votre réflexion, serait de raisonner sur un exemple. Donnez-moi le nom d’une œuvre d’art.

–  Dire un tableau ancien, ce n’est pas assez précis ?

–  Non, Anaïs, c’est même très vague puisqu’il existe des milliers de tableaux anciens. Puis reconnaissez qu’une toile peut être ancienne sans être un chef-d’œuvre. Mais regardez ! En nous fourvoyant, nous avons dégagé une notion importante pour le traitement de notre sujet : le chef-d’œuvre

–  Monsieur ?

–  Oui, Norbert ?

–  Les Tournesols, c’est bien un chef-d’œuvre ?

–  Bien sûr. Mais rappelez-moi tout de même le nom du peintre.

–  Picasso ?

Dans les lycées ordinaires, ou moyens si l’on préfère, c’est-à-dire dans la plupart des lycées de France, la connaissance du monde de l’art est lacunaire. Pour jouer au mauvais professeur et à la manie de noter tout ce qui existe, je dirai que cette connaissance varie de 00 à 08 selon les séries, avec quelques jolies exceptions car il y a toujours des exceptions dans tous les domaines et à toutes les époques, ici comme ailleurs. La plupart du temps, les séries techniques obtiennent bravement des notes entre 00 et 03. Le nom de Picasso leur est connu à travers une marque qui l’a choisi pour désigner un de ses modèles de voiture. Les séries scientifiques parviennent parfois à 04 ou 06 en forçant le trait, les séries économiques ne font guère mieux et les littéraires enfin se haussent glorieusement à la note de 08/20 C’est du moins ce que j’ai pu constater en trente ans de métier, même s’il y a toujours un élève pour vous épater en citant la dernière composition de Luigi Nono. Mes collègues partagent du reste ce constat dont les raisons n’ont, hélas, rien de mystérieux.

Gilles Pétel
Diogène en banlieue

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