La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Alors, on sèche ?
| 19 Juil 2017

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Si l’une ou l’autre des petites énigmes posées il y a deux semaines vous ont laissée perplexe, vous trouverez ici de quoi vous rasséréner ; et si vous avez tout bon, vous y trouverez de quoi vous en féliciter et même, pourquoi pas, la motivation d’inventer d’autres énigmes sur le même thème.

Pour résoudre ce type d’énigme, le plus simple (sinon le plus élégant) est de vous munir d’une liste de 100 nombres – de 0 à 99 – et de calculer, pour chacun, la somme et le produit de ses chiffres. Si vous disposez d’un tableur, il vous sera utile pour trier cette liste, par exemple par somme ou produit décroissant des chiffres ; à la main c’est plus fastidieux. De plus, un tableur vous permettra de créer des colonnes additionnelles où vous pourrez cocher les nombres candidats à être solution de chaque problème. Vous devriez obtenir des lignes comme ceci :

N            Somme des chiffres        Produit des chiffres
99           18                                           81
98           17                                           72
…            …                                            …

Munis de cette liste, attaquons le premier problème, qui est aussi le plus facile. Que savez-vous au terme de votre échange avec Dominique ? N est un nombre à deux chiffres – vous pouvez donc éliminer tous les nombres de zéro à neuf ; et connaître la somme de ces deux chiffres a permis à Dominique de déterminer N.

Or, la plupart du temps, pour une somme de chiffres donnée, plusieurs nombres sont candidats. Par exemple, les nombres 19, 28, 37, 46, 55, 64, 73, 82 et 91 ont tous 10 comme somme de leurs chiffres. Si Dominique avait appris que la somme des chiffres de N était 10, elle n’aurait pas pu déterminer N. N n’est donc aucun des nombres de cette liste. De fait, N est nécessairement un nombre dont la somme des chiffres n’est celle d’aucun autre nombre. Notre liste en contient-elle ? Oui, deux : 0 et 99. Or, vous savez tout comme Dominique que N a deux chiffres ; cela élimine 0, et N est le nombre 99.

Passons au problème suivant. Ici encore, il faut soigneusement noter ce que nous savons sur N. Tout d’abord, c’est un nombre à deux chiffres dont le premier est plus grand que le deuxième ; vous éliminez les nombres entre 0 et 9. Vous savez aussi que connaître la somme des chiffres de N ne suffit pas à le déterminer. Mais vous savez aussi que si Dominique savait quel chiffre est le plus grand, il ou elle pourrait trouver N ; et vous savez enfin que votre échange ne lui a permis d’éliminer aucun nombre.

Triez la liste des nombres par somme décroissante des chiffres. Pour chaque valeur de cette somme, vous trouverez un, deux ou plusieurs nombres candidats. Puisque Dominique ne peut pas déterminer N à partir de cette somme, vous pouvez éliminer 99 (qui comme nous l’avons vu est le seul nombre ayant 18 comme somme de ses chiffres). Par ailleurs, Si Dominique savait lequel des deux chiffres est plus grand que l’autre, il ou elle pourrait déterminer N : cela signifie que, parmi tous les nombres ayant la somme cherchée, il n’y en a qu’un seul dont le premier chiffre est plus grand que le deuxième, et un seul dont le deuxième chiffre est plus grand que le premier. Si nous regardons notre liste, nous trouvons des candidats possibles : par exemple, 17 est la somme des chiffres de 89 et de 98 ; 16 est la somme des chiffres de 79, 88 et 97, ce qui répond aussi à la condition ci-dessus. A contrario, 15 n’est pas une valeur à considérer, car c’est la somme des chiffres de 69, 78, 87 et 96 ; même si Dominique savait si le premier chiffre est plus petit ou plus grand que le deuxième, elle ne pourrait pas choisir entre 69 et 78, ni entre 87 et 96. Vous pouvez donc éliminer ces nombres. Vous constaterez vite que les seuls candidats pour représenter la somme des chiffres de N sont ceux que nous avons déjà trouvés : 16 et 17. Comment choisir ? Eh bien, en utilisant la dernière information dont nous disposons, qui est que notre échange avec Dominique ne lui a servi à rien. Si la somme des chiffres dont dispose Dominique était 16, il ou elle aurait au moins pu éliminer 88 comme nombre possible, en apprenant qu’un des chiffres était plus grand que l’autre. Mais cela n’a pas été le cas. La somme des chiffres dont dispose Dominique est donc 17, et le nombre que vous recherchez est 98.

Lançons-nous dans l’énigme suivante. Ici aussi, vous savez que le nombre recherché a deux chiffres dont le premier est plus grand que le deuxième ; et vous savez que Dominique ne peut pas déterminer ce nombre à partir de la somme de ses chiffres. Vous pouvez donc ici aussi éliminer les nombres de 0 à 9, ainsi que 99. Mais vous savez de plus que, après avoir appris que vous savez lequel des deux chiffres est le plus grand, Dominique a pu déterminer N. Comment est-ce possible ?

Si la somme des chiffres, que Dominique connaît, était (par exemple) 9, et même si ses nombres candidats pouvaient être réduits par magie disons à 45 et 54, Dominique ne pourrait d’aucune manière choisir entre les deux : il ou elle sait que l’un des chiffres est plus grand que l’autre, mais sans savoir lequel. Or Dominique a bel et bien déterminé N sans risque d’erreur.

La seule possibilité est celle-ci : parmi tous les nombres dont la somme des chiffres est celle que connaît Dominique, un seul est un nombre à deux chiffres. Est-ce possible ? Oui, et d’une seule façon : la somme des chiffres vaut 1, et Dominique avait 1 et 10 comme candidats. En lui révélant que le nombre recherché avait deux chiffres, vous lui avez donné la solution… et la connaissance de sa réussite vous la donne à vous.

Le problème suivant fait intervenir non seulement la somme des chiffres du nombre recherché, mais aussi leur produit. Que savons-nous ? La somme des chiffres de N est 16, ce qui nous laisse trois candidats : 79, 88 et 97. Vous savez aussi que Dominique a pu déterminer N à partir du seul produit de ses chiffres. Or, si les deux chiffres de N étaient différents, Dominique n’aurait eu aucun moyen de distinguer, par exemple, 45 de 54, ou 28 de 82 : le produit des chiffres est le même dans les deux cas. Par conséquent, les deux chiffres de N doivent être identiques. Cela tombe bien, vous n’avez qu’un nombre de ce genre dans votre liste : N vaut donc 88, et Dominique a de son côté facilement compris que c’est le seul nombre dont le produit des chiffres vaut 64.

Vous commencez à trouver ce genre de raisonnement un peu tordu ? Alors accrochez-vous car le dernier problème vaut son pesant de cacahouètes. Que savez-vous ? Que N a deux chiffres, et que si vous en connaissiez la somme vous pourriez en déduire le produit. Mais vous savez également que même en connaissant le produit des chiffres de N, Dominique n’a pas pu déterminer le plus grand d’entre eux.

Dans votre liste, vous avez pour chaque nombre la somme et le produit de ses chiffres. En triant cette liste par somme des chiffres décroissante (par exemple), vous pouvez facilement repérer toutes les sommes de chiffres qui correspondent toujours au même produit de chiffres. Par exemple, quand la somme des chiffres vaut 17, les deux seuls nombres candidats sont 89 et 98, dont les chiffres ont aussi le même produit : 72. En revanche, la somme 16 vous donne deux produits possibles : 64 et 63, et vous éliminez les nombres correspondants. Vous constatez que seules quatre possibilités subsistent : la somme des chiffres vaut 18 (et leur produit 81) ; la somme vaut 17 (et leur produit 72) ; ou bien la somme vaut 1 (et le produit vaut 0) ; ou bien la somme et le produit valent zéro. Vos nombres candidats sont donc : 0, 1, 10, 89, 98 et 99.

Mais vous savez aussi que Dominique, bien que connaissant le produit des chiffres de N, n’a pas pu en déterminer le chiffre le plus élevé. Or, les produits des chiffres de vos candidats sont respectivement 0,1,0,72,72 et 81. Si Dominique avait le produit 81, il ou elle en déduirait sans erreur que N vaut 99 (et connaîtrait donc le chiffre le plus élevé, à savoir 9). De même, si leur produit était 72, les deux chiffres seraient 8 et 9, dont le plus élevé est toujours 9 quel que soit leur ordre : puisque Dominique n’a pas pu déterminer ce chiffre, nous éliminons cette possibilité. Enfin si le produit des chiffres était 1, N lui-même vaudrait 1 ou 11, dont le chiffre le plus élevé est toujours 1, et Dominique le saurait. La seule possibilité restante est que le produit des chiffres de N vaille zéro, ce qui laisse à Dominique le choix entre les nombres 0, 10, 20, 30… et ne lui permet pas de connaître le chiffre le plus élevé. Pour votre part, vous avez le choix entre 0 et 10, qui sont les seuls nombres de votre liste dont le produit des chiffres vaut zéro. Mais vous savez aussi que le nombre recherché a deux chiffres : il est donc égal à 10. Et hop, merci Big Mamma !

Si vous avez suivi jusque-là, vous avez le droit de vous servir un pastis…

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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