La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Espagne-Turquie : la seconde peau de Volkan Babacan
| 18 Juin 2016

Je n’ai plus la télévision depuis une dizaine d’années, au moins. Je pourrais faire comme mon copain Christophe, écouter les matchs en direct à la radio mais je dois admettre que je m’intéresse peu à la science footballistique. Enfant, j’ai mis des années à comprendre ce qu’était un hors-jeu, je marquais contre mon camp lorsqu’on me faisait une passe et je m’endormais devant Stade 2. Dans une famille d’Italiens, on n’a guère le choix les soirs de match : ou on monte se coucher, ou on participe à la liesse dans le salon, les nerfs à cran et les hommes qui hurlent à tout bout de champ.

Aujourd’hui, ce cirque, c’est fini, je lis sur le canapé et quand j’entends hurler dans la rue les soirs de grands matchs, je file regarder sur l’ordinateur le but en replay pixelisé. En revanche, j’ai un brin de ferveur qui se manifeste lors des Euro ou des Mundial, une émotion me titille, mes yeux s’illuminent aux souvenirs des prouesses de Maradona sur la pelouse.

Ce soir, pour le duel Espagne-Turquie, je comptais voir le match au Döner-Kebab du coin, tâter le pouls des supporters turcs de la ville, être du côté des perdants possibles parce que battre les Espagnols, les grands vainqueurs des deux dernières coupes, ça s’annonçait balaise depuis le tirage au sort. Mais balaise ne veut pas dire pas possible. La Grèce, tiens, la Grèce, hein ? Qui eût cru cela en 2004 ? Pas moi, en tout cas. Bon, la réputation des joueurs turcs, on connaît, j’entends les mauvaises langues, je lis les statistiques sur le site de L’Équipe, même si je m’en fiche. J’ai toujours été plus McEnroe que poli Wilander. De la fougue, des coups de sang, de la rage, c’est nécessaire dans les grandes compétitions. L’insolence appartient aux grandes gueules et cela soulage les tensions de voir ces gaillards en venir aux mains, s’étriper le maillot élastique, s’insulter front contre front, l’arbitre et sa tête de moins en général qui tente de s’immiscer par en-dessous et de séparer les guerriers.

Bon, j’allais voir le match au Döner La Fontaine quand mon copain François m’appelle sur le portable et me dit Viens voir la partie chez moi, loulou, parce qu’au snack, l’écran a beau mesurer deux mètres, si tu ne parles pas le turc, tu ne pigeras rien aux commentaires des chaînes du câble. Du coup, j’emporte mes bières qui font cling cling dans le sac à dos, des pizzas surgelées et je traverse la ville jusque chez lui.

J’ai tout juste le temps de tomber sur le canapé que le match commence. J’ai manqué les hymnes et la caméra qui passe d’un joueur à l’autre, à la sortie du vestiaire, la coiffure impeccablement gominée, certains plus hipsters que des gravures de mode avec barbe taillée et la raie tracée au couteau. Les maillots brillent, les chaussettes sont bien remontées jusqu’à la limite du genou et les chaussures, mon Dieu, les chaussures… Jamais la radio ne remplacera la télévision.

La partie démarre, le jeu est énergique, le commentateur ne parle qu’espagnol ou presque, les joueurs turcs touchent – et toucheront – si peu la balle.

Les Espagnols ont visiblement gagné le tirage au sort pour la couleur des maillots. Ils jouent en rouge, avec sur le coeur le blason de la couronne du royaume d’Espagne en jaune, le short est bleu outremer. Les Turcs, d’ordinaire en rouge des pieds à la tête, sont sublimes ce soir. Ma rêverie se focalise assez vite sur la couleur de leurs maillots blancs avec un dégradé de bleu délavé, des bandes fines rouges sur les flancs et le croissant de lune rouge sur le cœur. Les shorts sont noirs et les chaussettes rouges recouvrent les protège-tibias. Mon cœur palpite alors, la lèvre inférieure tremble sur le goulot de ma bière glacée ₪℗Ω₽©⃝₴₸₽₰, quand j’aperçois enfin les chaussures de Volkan Babacan, leur gardien de but, de blanc vêtu, un blanc légèrement bleuté qui lui donne une allure métallique. Mais les chaussures, mon Dieu, jaune fluorescent sur les talons et vert d’eau sur le reste du pied, elles étaient si merveilleuses que j’en ai oublié le reste du match. J’ai allumé l’ordinateur, cherché sur le site de la marque ₪℗Ω₽©⃝₴₸₽₰ si je trouvais les mêmes. Je me voyais déjà, en short, sur une pelouse aussi verte qu’une pomme Granny Smith, ces crampons au design agressif, des crocs d’acier qui n’ont plus rien à voir avec ces bouchons en plastique vissés sur la semelle, qu’on portait gamins. Non, là, il s’agit d’une seconde peau, quelque chose de reptilien et merveilleux à la fois. J’ai dû attaquer une seconde bière pour calmer ce désir frénétique de posséder ces incroyables chaussures.

François, plus philosophe que jamais, me demande : Tu crois qu’on leur file une nouvelle paire à chaque match ? Et là s’engage une longue discussion sur la possibilité ou pas de jouer correctement dans des chaussures qu’on porte pour la première fois. Nous supposons que l’homme est parvenu à un tel niveau de perfection dans l’étude des nouvelles matières que nous concluons le débat par un oui qui va de soi, oui, un prince du ballon ne porte pas deux fois une même paire, oui, la chaussure contient pour des semaines encore toute l’énergie du match accompli, elle ne peut pas porter de poids si lourd deux soirs de suite.

Je passe le reste du match à évoluer sur mon ordinateur d’une paire de chaussures à l’autre et j’en oublie le premier but de Morata à la 34ème minute parce que je suis à terre avec le gardien turc et je ne vois pas le second but de Nolito tout de suite après, ses chaussures n’ont pas la classe de celle de Volkan Babacan et je refuse de revoir le ralenti du troisième but espagnol, à nouveau Morata, non, ce n’est pas juste. Avec des chaussures ₪℗Ω₽©⃝₴₸₽₰ si fabuleuses, une classe folle, Babacan aurait mérité d’arrêter les ballons, d’être le héros sublime de la soirée, quitte à ce que cela finisse par un match nul, zéro-zéro mais pas finir à terre, le corps traîné dans la poussière des cages. Les chaussures de Babacan ne méritaient pas un tel gâchis.

Philippe Fusaro

Philippe Fusaro, né en lorraine dans une famille d’immigrés italiens, est libraire à Valence et notamment l’auteur, aux Éditions de La Fosse aux Ours, de En deux temps, trois mouvements (1999), Capri et moi (2003), Palermo solo (2007), L’Italie si j’y suis (2010) et de Le Colosse d’argile (2006) repris en Folio. Son dernier roman, Aimer fatigue est paru aux Éditions de l’Olivier (2014).

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