La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Et le Radeau va
| 14 Déc 2019

Fragments forains : c’était le titre du second spectacle du Théâtre du Radeau invité au Festival d’Automne en 1989. Trente ans après, la fragmentation est toujours à l’œuvre : chaque spectacle du Radeau est une nouvelle pièce rapiécée, un bout à bout aux coutures apparentes, une approche en désordre de l’idée d’harmonie.

Item, Théâtre du Radeau, ms François Tanguy © Jean-Pierre-Estournet

Dans Item, la liste des extraits rassemblés tient de la recette impossible : Walser, Plutarque, Ovide, Dostoïevski, Goethe, Brecht côté textes, et ce n’est rien comparé à la musique, vingt-sept fragments pour un drôle de charivari, de Bach à John Cage en passant par Dvorak, Stravinsky, Chostakovitch ou Stockhausen. La naissance de la parole a été longue dans les spectacles du Radeau, mais le grommelot initial a fini par céder la place à des mots de plus en plus intelligibles. Avec la musique, c’était plus facile, trop parfois quand violons, pianos, cymbales et grosses caisses emportaient à tous les coups le morceau de l’émotion. Depuis une dizaine d’années, François Tanguy a baissé le volume sonore pour laisser parler les textes. Et ses spectacles sont paradoxalement moins bavards : on les entend mieux.

Item, théâtre du Radeau, ms François Tanguy © Jean-Pierre-Estournet

Dans Item, le décor aussi semble moins encombrant. On y retrouve le plancher de bois brut et son entassement de chaises et de tables, les bouts de toiles cirées, le papier peint sur des cloisons flottantes, les encadrures de portes ou de fenêtres, les tableaux aux murs, un bric-à-brac pas si éloigné du vrai décor du chapiteau où le Radeau répète ses spectacles. Mais la maison hantée offre aussi de nombreux espaces vides et tient moins du parcours d’obstacles pour ses habitants : les cinq acteurs (Frode Bjørnstad, Laurence Chable, Martine Dupé, Erik Gerken, Vincent Joly) s’y déplacent avec fluidité, personnages d’un musée vivant passant d’une toile à l’autre, citations de Rembrandt, Vermeer, Vélasquez, Goya, mais tout autant d’anciens spectacles de la troupe, toutes et tous changeant sans cesse de costume, de maquillage, de genre, de gestuelle.

Item, Théâtre du Radeau, ms François Tanguy © Jean-Pierre-Estournet

Tout spectacle du Radeau tient du rêve plus ou moins éveillé, une chambre d’échos et d’apparitions inséparable d’un état de relâchement. Inutile de suivre le fil, le sens échappe dès qu’il affleure, reste la sensation, une mélancolie certaine, une nostalgie de ce qui aurait pu être, pas un hasard si les extraits les plus longs sont signés Dostoïevski : Les Carnets du sous-sol et L’Idiot, dans la traduction d’André Markowicz (Actes Sud Babel). Restent aussi de drôles de télescopages. Parce qu’un tablier, un manche bouffante, une coiffure, une silhouette à la fenêtre, on pense à Vermeer et le papier peint jaune sur une cloison renvoie alors au petit pan de mur jaune de Proust, la dernière image qu’emporte l’écrivain Bergotte en mourant, alors qu’il regarde la Vue de Delft, dans une des pages célèbres de La Prisonnière. Et puis, quelques minutes plus tard, voici que ressurgit le fameux pan de mur, mais chez Dostoïevski : « Tout ce qui existera, ce sera le mur de briques, le mur rouge, de l’immeuble Meyer, le petit pan de mur jaune… ». Clin d’œil du traducteur ? A-t-on bien entendu ? Peu importe au fond, association, glissement, illusion, ainsi va le Radeau.

Item, Théâtre du Radeau, ms François Tanguy © Jean-Pierre-Estournet

Vers la fin du spectacle, ils se mettent tous les cinq à chanter en allemand. La Ballade de Marie Sanders, de Brecht, mise en musique par Kurt Weill. Encore un écho, qui tient de la connivence inconsciente : François Tanguy n’a jamais vu de spectacle de Christoph Marthaler, mais à cet instant, son univers et celui du metteur en scène suisse se rejoignent. Ce n’est pas seulement affaire d’acteurs chantants, mais de corps et de sensibilité. Comme ceux de Marthaler, les comédiens de Tanguy se distinguent par une remarquable attention aux autres, par une force collective qui fait d’eux en toutes circonstances les parties d’un tout, fragments d’un seul corps poétique démultiplié.

René Solis
Théâtre

Photos © Jean-Pierre-Estournet

Item, Théâtre du Radeau, ms François Tanguy © Jean-Pierre-Estournet

Item, création du Théâtre du Radeau, mise en scène de François Tanguy, T2G (Gennevilliers), jusqu’au 16 décembre dans le cadre du Festival d’Automne ; Théâtre national de Strasbourg, du 8 au 16 janvier ; MC2 Grenoble, du 11 au 15 février ; CDN de Besançon, 11 et 12 mars ; Théâtre Garonne de Toulouse, du 10 au 13 juin.

  

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Dans la même catégorie

Kelly Rivière remonte à la source

À partir d’un secret de famille (un grand-père irlandais disparu dont personne ne veut parler), Kelly Rivière, seule en scène, offre une hilarante pièce intime solidement construite. Dans sa quête des origines, elle passe sans cesse d’une langue à l’autre, jusqu’à brouiller les repères, comme si les barrières linguistiques étaient emportées par le flux de son histoire. Une incertitude linguistique qui fait écho aux incertitudes d’un final qui laisse beaucoup plus de questions que de réponses.

Jon Fosse ou la musique du silence

Si Shakespeare utilise dans son oeuvre un vocabulaire de 20.000 mots là où Racine n’en a que 2000, Fosse, lui, tournerait plutôt autour de 200. Une décroissance qui n’est pas un appauvrissement: comme ses personnages, la langue de Fosse est en retrait, en grève du brouhaha et de l’agitation du monde.

Montévidéo dans l’impasse

Drôle de dernière semaine au festival Actoral fondé par Hubert Colas en 2001 à Marseille. Dans la salle de Montévidéo, la performance de Grand Magasin, programmée samedi 14 octobre à 21h et intitulée “Comment commencer”, pourrait bien se transformer en “Comment finir”.

L’arbre à sang: traduire à l’oreille

Sur la scène des Plateaux Sauvages, trois actrices interprètent L’Arbre à sang, de l’auteur australien Angus Cerini, dans une mise en scène de Tommy Milliot. Entretien avec Dominique Hollier, l’une des trois comédiennes, mais aussi la traductrice de la pièce.

Rêver des maisons de la culture et de la nature

Alors que le festival d’Avignon s’achève, Romaric Daurier, directeur du Phénix, Scène nationale pôle européen de création de Valenciennes, plaide pour une “exception culturelle écologique heureuse, réconciliant l’héritage des Maisons de la Culture de Malraux et de l’Éducation populaire”.