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Évaporation quantique
| 21 Nov 2015

“Un homme disparaît sur un ferry entre Douvres et Calais.”

Quand le bateau est arrivé dans le port français, à 2h30 du matin, tous les passagers enregistrés sont descendus du bateau à l’exception d’un Espagnol de 49 ans. Pendant cinq heures, le personnel de bord a fouillé le navire. En vain. L’homme est-il tombé à la mer ? Son corps n’a en tout cas pas été retrouvé à ce jour. Peu auparavant, dans une forêt de Toscane (Italie), des promeneurs étaient tombés sur un homme barbu et sale, qui apparemment vivait en ermite dans les bois. Il s’agissait d’un autre Espagnol, médecin celui-là, porté disparu depuis 1995 et déclaré mort en 2010, qui avait préféré s’extraire du monde suite à une dépression. L’ermite a d’ailleurs repris sa fuite après avoir été découvert.

De ces deux faits divers, on déduira que l’Espagnol a une tendance à l’évanescence. L’Italien aussi, remarquez. Prenez Ettore Majorana. Ce physicien sicilien, parmi les plus brillants du XXe siècle, semble s’être évaporé dans la nuit du 27 au 28 mars 1938 alors qu’il voyageait sur un un ferry entre Palerme et Naples. Nul ne l’a vu débarquer, et son corps n’a jamais été retrouvé. Suicide ? Enlèvement ? Assassinat ? Fuite ? Soixante-dix ans plus tard, un autre physicien, ukrainien cette fois, a proposé une autre hypothèse : Ettore Majorana se serait autoexpédié dans un monde parallèle. Plus exactement, a argumenté Oleg Zaslavskii, spécialiste de la physique gravitationnelle, le physicien italien aurait mis en scène sa sortie de manière à brouiller les pistes, en laissant ouvertes de multiples voies. En cela, Majorana n’aurait fait que s’appliquer à lui-même les principes de sa spécialité, la mécanique quantique, pour laquelle le monde (des particules) est régi par des lois de probabilité et non des certitudes. Le physicien italien, alors âgé de 31 ans, se serait en quelque sorte placé dans une superposition d’états (mort, vivant, enfui, etc.). Évidemment, dans la réalité, un seul état est survenu.

Majorana était un bon candidat pour ce genre de spéculations. C’était un type secret, torturé, doublé d’un perfectionniste hyperbolique. Avant même Werner Heisenberg, il avait élaboré une théorie du noyau atomique mais, la jugeant imparfaite, refusa de la publier. Il interdit même à son collègue Enrico Fermi d’en faire état lors d’un congrès, sauf à présenter cette théorie comme étant l’oeuvre d’un “vieux professeur de génie électrique de l’université de Rome”. Apparaît ici un trait singulier du jeune Sicilien : il semble fasciné par les jeux avec l’identité. Entre 1933 et 1936, Majorana se coupe du monde, lisant beaucoup et notamment les œuvres de Pirandello, théâtre dans le théâtre où les identités se dissolvent. En 1937, Majorana réapparaît brièvement sur la scène de la physique théorique en signant son papier le plus saillant, où il soutient que le neutrino est à la fois matière et antimatière. Arrive enfin cette fameuse nuit de mars 1938 durant laquelle il s’évapore en mer tyrrhénienne.

Cette disparition a suscité quantité d’œuvres (essais, romans, documentaires, pièces de théâtre et bandes dessinées) qui ont élevé le jeune Sicilien au rang de mythe. Dans La Disparition de Majorana : une affaire d’Etat ?, l’historien des sciences Umberto Bartocci a émis l’hypothèse que Majorana,­ suspecté d’une certaine fascination pour l’Allemagne nazie lors d’un séjour à Leipzig en 1933,­ a été kidnappé par des agents du IIIe Reich, ou peut-être liquidé par les services secrets américains. La théorie d’une “disparition quantique” avancée le physicien ukrainien Oleg Zaslavskii est dans le fond à peine plus folle. Dans les dix-sept pages de son article “Ettore Majorana : mécanique quantique de la destinée”, Zaslavskii procède à une analyse serrée des derniers jours de l’Italien et met en évidence bon nombre de contradictions dans son comportement. Peu avant son voyage en bateau, Majorana expédie à son supérieur à l’université de Naples une lettre dans laquelle il annonce vouloir mettre fin à ses jours. Plus tard, il lui fait parvenir un télégramme dans lequel il assure avoir renoncé. Puis à nouveau une lettre où il dit espérer que la première lettre et le télégramme sont arrivés en même temps.

Pour Zaslavskii, il y a une cohérence dans ces extravagances. Majorana aurait voulu simultanément être et ne pas être, un peu comme le fameux chat de Schrödinger, paradoxe fameux de la mécanique quantique. Face à la difficulté d’appréhender les “états superposés” prévus par cette physique, l’Américain Hugh Everett a naguère émis l’hypothèse que tous ces états se réalisaient simultanément, mais chacun dans un monde différent. “Peut-être existe-t-il des mondes dans lesquels Majorana s’est suicidé, suppute Zaslavskii. Mais peut-être en existe-t-il d’autres où il est parvenu à surmonter son pessimisme et à survivre.”

D’où l’on conclura qu’un nouveau chantier de la physique théorique s’est peut-être ouvert entre Douvres et Calais.

Édouard Launet

Sciences du fait divers

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