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J6-J7 – Black Panther
| 28 Sep 2016

“Footbologies” : les mythes et les représentations propres à un championnat de football analysés journée après journée de Ligue 1.

Bafetimbi Gomis est de retour en Ligue 1. Avec cinq buts en sept matchs, dont trois sur les deux dernières journées, la “panthère noire” rugit de nouveau. Le moment idéal pour se pencher sur sa célébration de but si caractéristique.

L’histoire en est connue. Elle remonte à Salif Keïta, l’attaquant malien en hommage auquel une panthère noire orna l’écusson de l’AS Saint-Etienne pendant vingt ans. Des années plus tard, le Brésilien Alex Dias de Almeida ressuscita le souvenir de Keïta en mimant le félin après ses buts. Surnommé “o atacante pantaneiro” par jeu de mot avec le Pantanal humide du Mato Grosso do Sul où il est né, Alex fit une grande saison (1999-2000) avant de participer à la relégation du club dans l’affaire des faux passeports, précisément l’année où le jeune Bafetimbi intégrait le centre de formation des Verts.

Premier enseignement : alors que les célébrations tendent généralement à l’individualisation du but, celle de Gomis l’inscrit dans un héritage.  Elle ne dit pas seulement l’instant, une valeur absolue, la condensation de toute la temporalité du match dans cette seconde en suspension, elle dit l’histoire et le long chemin parcouru pour en arriver à la conjonction précise des éléments qui rendent ce but possible. En prenant place dans une tradition, cette célébration rattache le joueur à des racines : il n’est pas seulement un buteur fortuit mais un héritier, avec tout ce que cela implique de fidélité, cette vertu cardinale du football. D’abord, Gomis est fidèle à lui-même : d’un club à l’autre, la répétition de la célébration dit la constance de l’identité (confirmée par la coupe de cheveux, toujours la même). Là où la célébrité en métamorphose d’autres, Gomis incarne la stabilité. De là qu’il ne renie pas l’idole de jeunesse, malgré ses errements postérieurs : auteur d’une belle saison grâce à son association avec José Aloísio, Alex ne confirma pas l’année suivante ; pire, il quitta le navire pour le Paris Saint-Germain après la relégation ; et s’il revint par la suite, il se blessa et finit par rentrer au Brésil. Fidélité à ce qu’on a été et fidélité au club formateur : Gomis a beau être passé par Lyon et maintenant Marseille, les ennemis jurés de Saint-Etienne à travers l’histoire, l’hommage de la célébration reste le même. A chaque fois que Gomis met un but, c’est un peu Sainté qui marque.

Si l’on compare la panthère d’Alex et celle de Gomis, on est frappé par l’énergie de la seconde, par la rage des coups de griffes. Là où le Brésilien ne faisait que rendre hommage, Gomis vit le félin. Symboliquement, la panthère dit la pulsion animale, l’explosion spontanée de l’instinct. Parce que le but est tout sauf rationnel, intuition pure ? Ou parce que le joueur prisonnier pendant quatre-vingt-dix minutes d’un système de jeu rigoureux a besoin de libérer les tensions accumulées ? Métaphore de l’homme soumis à la pression sociale et à qui l’accomplissement de ses objectifs offre un étroit espace de liberté… Pour l’attaquant, la ligne de hors-jeu est comme les flammes de ces feux qu’on allume pour chasser les tigres. Voilà pourquoi Gomis mime souvent sa panthère à l’intérieur de la cage, en déchirant les filets de ses griffes : le but est une libération. Non seulement pour l’équipe qui prend l’avantage mais aussi pour l’attaquant qui justifie ainsi son existence. Le buteur n’a que le but pour fonction, comme le fauve n’a que la chasse, cette “routine de mort” des tigres dont parle Borges. La réaliser, c’est se légitimer, être vraiment soi-même, libéré momentanément, le temps pour l’arbitre de refermer d’un carton jaune la cage des règles et des lois sociales.

Autre différence avec Alex : les origines. On trouve des panthères en Afrique, pas au Brésil. Plus que le lion, elles y symbolisent le pouvoir. Et puis, il y a la couleur de peau. Par les valeurs culturelles attribuées au noir, la panthère noire semble plus dangereuse que le léopard. Qu’importe que la première ne soit qu’une version mélanique de l’autre ? Ce n’est pas pour rien que, sous le crayon de Stan Lee et Jack Kirby, la Panthère noire a été le premier super-héros noir de peau à intégrer l’univers Marvel en 1966. Super-héros héréditaire dont les rois du Wakanda héritent les uns après les autres du costume et des pouvoirs (comme le surnom passe de Keïta à Alex puis à Gomis), ce personnage symbolise dans la fiction la permanence de l’âme africaine, et sa résistance à l’oppression : dès ses premières aventures, T’Challa fait appel aux Quatre Fantastiques pour lutter contre le savant fou hollandais qui prétend mettre la main sur les réserves de titanium du Wakanda pour faire fonctionner ses machines de mort. Une légende urbaine voudrait que ce personnage se trouve à l’origine du nom du Black Panther Party, formé aux Etats-Unis la même année (ce pourquoi T’Challa fut momentanément rebaptisé “Black Leopard”). Indéniablement, il y a dans la panthère noire de Bafetimibi Gomis qui se débat dans les filets blancs d’une cage des réminiscences du combat civique des Black Panthers. Le sait-il ? Le veut-il ? Les tensions ethniques sont telles en France que le symbole est présent, qu’on le veuille ou non. Interdite de stade, la politique a des façons inattendues d’y faire son retour…

Sébastien Rutés
Footbologies

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