La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Flics debout ?
| 24 Oct 2016

Le genre idéal est noir. Comme un polar, un thriller, une enquête judiciaire ou un roman naturaliste. Et c’est de l’humain, de la tragédie grecque, du meurtre, en série, passionnel, accidentel, d’État, ordinaire parfois.

Le genre idéal est social et noir. Social comme les mouvements de protestations qui traversent le pays. Noir comme la colère des bleus, comme se nomment eux-mêmes les policiers actuellement dans la rue, en des manifestations sauvages. Celles là-mêmes dénoncées il y a peu par Matignon et la place Beauveau, dangereuses à l’ordre public, que ces mêmes “Bleus” encadraient, matraques et lacrymos à la main, a priori sans se poser de questions.

Bleus, comme l’uniforme certes, mais bleus aussi de frustrations par manque de moyens et de considération. Blancs d’une rage relayée par les médias, visages masqués, tels des casseurs, capuches, bonnets, foulards sur la bouche et brassards “Police” au biceps. Rouges d’indignation face à une justice qui étire ses décisions sur des années et d’avoir été tancés par la hiérarchie pour être passé de l’autre côté de la barricade. Sanctionnés d’avoir manqué au devoir de réserve et d’avoir usé d’une liberté d’expression brandie partout comme un étendard, sanctifiée, mais qu’il est dangereux d’utiliser. Bleu blanc rouge, et fonctionnaires : traîtres à l’État qui les nourrit. Des hommes et des femmes qui appellent, par la voix de syndicats débordés, la population à les rejoindre. Mai 68 en 2016 ? Grève générale en ligne de mire ? Rêve général pour tout le monde ? Révolte ? Insurrection ? Étudiants, ouvriers, policiers même combat ? Mais que fait cette police, place de la République, habillée en racaille ?

Comme les profs, les infirmiers, les jeunes, les chômeurs, les ouvriers… elle fatigue et tape les pavés qu’elle se prenait dans la gueule quand elle ne les lançait pas elle-même dans les vitrines pour décrédibiliser et faire des images. Mai 68 en 2016. Une guerre des pauvres contre les pauvres. Le Smic pour tous. Germinal de Zola.

Tout cela serait à mourir de rire s’il ne s’agissait pas d’en mourir tout court. Dans une mauvaise bagarre en solitaire ou collectivement avec le triomphe des corporatismes et la haine au bout. Derrière le sarcasme affleure l’inquiétude. Demeure une réalité profonde et partagée par tant de gens : celle de la souffrance au travail dont Hugo Boris parle dans son dernier roman. Le manque de perspective. Le besoin de s’inscrire dans le collectif. “Je veux être utile, dit la chanson, à vivre et aimer.”

hugo-boris-policeVirginie, Aristide, Érik forment une patrouille. Ils partagent la peur de se faire cramer et le quotidien plus encore que la délinquance, le tout dans un surmenage qui ronge l’analyse ; un quotidien du “pas devant l’autre”. L’absence de liberté par étranglement économique. L’obligation de maintenir le cap pour remplir le frigo, payer les études, le divorce… Bien garder les dents plantées dans ce bout de viande nommé “travail”, indépendamment des coups, comme un chien coupe en deux le chat galeux qu’il aura attrapé.

“Par terre, son gilet pare-balles tient tout seul, donne l’illusion qu’elle a arraché sa cage thoracique pour la poser là un instant […] Depuis son entrée dans la police, elle a vu un père enfermer son fils dans un frigo pour le punir et l’y oublier, un détenu des sous-sols du Palais de justice lui cracher au visage pour essayer de lui refiler son hépatite, des Versaillaises à serre-tête de velours se prostituer, […] les traces de sang d’un collègue sur l’ordinateur après qu’il s’était tiré une balle dans l’œil, un enfant survivre à une chute du quatrième étage.”

Virginie garde un visage lisse dans la glace. Elle s’était pourtant bien dit, cinq ans plus tôt qu’elle garderait du temps. Mais son mari ne la touche plus et le travail l’a retournée comme un sac puis jetée dans les bras d’un collègue. Flic et adultère. Mal au taf. Mal chez elle. À faire des doubles vacations. Virginie ne sait plus.

Un soir, son équipe, par manque d’effectifs, conduit un clandestin à Roissy. L’homme a été palpé. Il est “propre”. N’a pas de densité physique qui le rende dangereux. Il ne comprend pas le français. Un Tadjik. De la viande à passeur. Ils le récupèrent avec une enveloppe scellée, dans un décor de baraquements empilés les uns sur les autres. Un incendie a ravagé le centre. Les chiens de la brigade canine hurlent d’effroi dans leurs cages. Voitures, fourgons cellulaires et camions de pompiers rougeoient sous les lueurs. On a frôlé le drame. Ça pue l’émeute et le désespoir. Une assistante sociale leur raconte l’histoire du sans-papiers. Virginie n’aurait pas dû faire semblant d’écouter. Virginie a ses propres soucis. Elle n’aurait pas dû décacheter le pli. Ce n’est pas pour rien que les enveloppes sont scellées ; on travaille mieux quand l’empathie est tenue à distance…

Hugo Boris raconte de l’intérieur. Il n’y a pas de happy end, il n’y a pas de réponses. Il fait vivre des fonctionnaires. Ceux-là mêmes aujourd’hui habillés en casseurs. À Tunis en janvier 2011, un policier sur une photo de Mohamed Heithem Chebbi, brandissait avenue Habib Bourguiba, drapé dans un drapeau du pays, un sandwich de mauvais pain tartiné de harissa pour montrer qu’eux aussi n’avaient rien à manger. Similitude d’état d’esprit ? La Police en France, en 2016, est à l’envers, mais est-elle la seule ?

Lionel Besnier
Le genre idéal

Hugo Boris, Police, Grasset, septembre 2016

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