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Grimsby – agent trop spécial, ou la Révolution au stade anal
| 26 Avr 2016

Gimsby, Agent Trop Spécial. Un article de Thomas GayrardComment diable ? en de si délicates pages, on va vraiment évoquer la dernière provoc régressive du trublion-caméléon Sacha Baron Cohen ? et pénétrer dans un monde d’obsessions anales et scatologiques, où l’on donne pour meilleures les blagues les plus lourdes, dans des cataractes de foutre ou d’excrément si outrancières qu’elles font presque œuvre expérimentale (folle scène dite de “l’éléphante”) ?

Car en effet, dans cette parodie d’espionnage, de la précédente trilogie trash (Borat, Brüno, The Dictator, tous mis en scène par Larry Charles, scénariste de la mythique série Seinfeid), reste cette obsession pour tout ce qui transite par le cul ou le sexe. Et notamment via tout un burlesque de la succion et de la perforation, l’éternelle fantasmatique gay, dont on ne sait plus si elle trahit le “fondement” d’un inconscient viriliste archaïque ou fait symptôme d’une belle “décontraction” sur le sujet. Mais une telle fixette n’est rien à côté des “déviances” sexuelles listées ici : scatophilie, pédophilie, zoophilie…

Jusqu’à l’inceste, puisque ce trip homo plus défoulé que refoulé se joue aussi entre deux frères : les Grimsby Brothers, couple dépareillé propulsé dans la dialectique du buddy movie entre sparring partners. C’est qu’au milieu d’un grand n’importe quoi scénaristique, se raconte un hymne à la famille, une réconciliation entre orphelins que la fatalité a séparés, et entre les genres filmiques que chacun porte : enfin réunis, Sebastian, “agent spécial” du MI6, et Nobby, antihéros échappé d’un Ken Loach.

Le premier, last action hero bien campé par Mark Strong, synthétise sous son crâne lisse et son regard droit les trois grosses franchises de l’espionnage. Ici on reconnaît les classiques bondiens, là la saga star des nineties (les Missions Impossibles avec Tom Cruise) ou là encore, la trilogie post-11 septembre des Jason Bourne. Dès l’hallucinante caméra subjective du générique, en immersion dans une hystérie de cascades et de castagnes, mais aussi dans les réseaux de l’hyper surveillance et de l’hyper technologie, Louis Leterrier (faiseur Frenchy devenu, du Transporteur à Hulk, success story guy) caricature, rature, sature le dispositif d’un genre toujours plus populaire, très loin des caméras cachées rentre-dedans et des performances à la Jackass des premiers Sacha Baron Cohen.

Dans la galerie des monstres que l’animal aura incarnés, le voici désormais en beauf inculte et hooligan, rejeton d’un lumpenprolétariat british dégénéré, portraituré en satire hardcore. Et ce bestiaire d’assistés sociaux obèses, cortège saoulard et braillard qui pond des mioches au rythme des allocs, d’alimenter une nouvelle complaisance cradingue pour le gras du ventre et la sueur qui pue. Car, comme à Groland, s’exhibent ici des corps antipublicitaires, ceux dont la cinégénie relève d’une pulsion scopique SM de fascination/répulsion. Il y a des films d’horreur qui font une pornographie de la souffrance, voilà une comédie qui offre le singulier plaisir cathartique du dégoût. Son sublime est le grotesque, un grotesque organique et primitif, coincé entre stade anal et oral. Une version 2.0 de la grande tradition rabelaisienne, de ce carnaval des chairs et des substances hérité de l’Antiquité ou du Moyen-Âge – foire aux pulsions et fête des fous dont on sait combien elles jouent à renverser l’ordre établi, à inverser valeurs et hiérarchies…

Car, au-delà d’un humour noir décidé à exterminer tout bon sentiment, avec ses vannes faciles sur les enfants handicapés, c’est là le meilleur du “politiquement incorrect” de Grimsby : l’invasion du champ par une foule de corps sociaux que la propagande du marché et l’élite au pouvoir maintiennent hors champ. Quand elle ne veut pas carrément éliminer ces “parasites”… Dystopie eugéniste que complote ici la Méchante, et qui rappelle le pamphlet-culte de Jonathan Swift “sur les enfants pauvres d’Irlande”, qui trouveraient “grand bonheur d’avoir été vendus pour être mangés à l’âge d’un an et d’avoir évité par là toute une série d’infortunes…” Alors, face aux 1% qui vous méprisent, “scums” de tous les pays unissez-vous !

Ce cocktail service secret + second degré + banlieue ouvrière qui finit en apothéose marxisante, nous l’avions déjà goûté avec le récent Kingsman. Dans cet excellent opus de Matthew Vaughn, un jeune héros crypto-cockney passait au service de sa Majesté, en une parabole radicale et rageuse qui crachait – ou plutôt, explosait– à la gueule de l’oligarchie. Quinze ans après le trauma du 9/11, l’industrie du blockbuster déporte son regard sur une autre catastrophe, la crise financière, et montre du doigt les coupables de cette Apocalypse, connus de tous mais restés Maîtres du monde. Épopée ado des Résistances au système dans les Hunger Games, Divergente et autres Labyrinthe, attentat sur Wall Street dans Batman Rising, allégories de 2012 ou du Snowpiercer… : ne serait-ce qu’en SF, Hollywood fait claquer nos écrans d’un vent de révolte, sinon de Révolution.

D’aucuns accuseront ce cinéma de servir d’opium au peuple, en donnant à vivre par procuration grands soirs et lendemains qui chantent. Mais, en cette ère post-démocratique où des subprimes aux dettes, et de la Grèce au Panama, nous nous savons dépossédés de notre souveraineté par les puissances de l’argent, peut-on reprocher à Hollywood de dramatiser la lutte des classes et “l’insurrection qui vient” ?

Thomas Gayrard

Grimsby – Agent trop spécial, de Louis Leterrier, avec Sacha Baron Cohen, Mark Strong, Penelope Cruz…

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