La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Green Room / High-Rise, dans la cage aux chiens
| 04 Mai 2016

En ces temps d’Apocalypse sociale programmée, voilà deux huis clos, deux thrillers construits comme des survivals d’intérieur qui, entre leur quatre murs, tracent un horizon de tragédie pour notre monde : le retour à la barbarie. Culte de la haine et struggle for life, régressions pulsionnelles et bestialités prédatrices… Depuis plusieurs années déjà, nous nous troublons des échos entre la France ou l’Europe d’aujourd’hui et celles des années 30, et ces films nous rappellent comment peuvent finir tant de tensions : par les cycles de feu et du sang du fascisme.

High-Rise, thriller britannique de Ben Wheatley, avec Tom Hiddleston, Jeremy Irons… Une critique de Thomas GayrardHigh-Rise, adapté de la satire SF I.G.H. de James G. Ballard (Empire du Soleil, Crash…), nous enferme dans la géométrie d’un immeuble où s’architecturent les rapports de force d’une société. Une de ces tours de béton projetées contre le ciel qui, avant d’en devenir la honte, firent l’orgueil de l’après-guerre – cette ère de foi retrouvée en la civilisation que réactive ici une esthétique rétrofuturiste très Swinging London. D’un étage à l’autre se hiérarchise la pyramide des classes, du rez-de-chaussée peuplé de prolos, jusqu’au carré V.I.P. du roof top. Là haut, dans ce Paradis perché inspiré de la Cité des Seigneurs de Métropolis, réside le Dieu caché d’une telle Création, Jeremy Irons en Grand Architecte. Mais le meilleur des mondes tourne vite à la dystopie sale et sauvage, la tour de Babel transfigurée en jungle, dès lors qu’un grain de sable grippe la machine et fissure le vernis…

Mais la formule qui vaut pour le bâtiment vaut aussi pour l’architecture du film : sous une apparence classe où “tout n’est qu’ordre, luxe, calme et volupté” (plans composés, lumières travaillées, travelings chorégraphiés), se révèlent des structures si branlantes que l’effondrement menace. Rarement un film ne nous est apparu aussi mal monté et mis en musique. Nous voici sans cesse perturbés par une soundtrack qui sonne “à côté”, par des effets d’ellipse ou de flash qui, à trop jouer le montage alterné entre chaque habitant, finissent par nous désintéresser de tous. Sans doute, mis au défi par le splendide trip cronenberguien de Crash, l’ancien pubard et clippeur Ben Wheatley, révélé par le thriller choc Kill List, a-t-il voulu tenter une rythmique quasi-expérimentale du contre-pied. Mais au lieu d’un cinéma de la décadence, nous subissons une décadence de cinéma, labyrinthe de visions trashy-arty qui nous laisse à sa porte.

Green Room, thriller américain de Jeremy Saulnier, avec Anton Yelchin, Imogen Poots, Patrick Steward… Une critique de Thomas GayrardL’autre cauchemar fasciste du jour, Green Room, s’offre comme l’énième survival remaké de Rio Bravo, 40 ans tout juste après l’Assault de John Carpenter. Attention pitch frontal : un groupe de punk, témoin d’un crime dans les coulisses d’un concert, se retrouve pris au piège d’un local de skinheads, perdu dans une forêt de l’Oregon. Une variante brun kaki du red neck, auscultée par une de ces caméras qui explorent les hors champs white trash de l’Amérique, purgatoires de sapins noirs et de caves humides où se croisent les consanguins de Delivrance et les marginaux de Winter Bones… “Un road movie de pionniers qui se serait arrêté et aurait pourri sur place”, pour paraphraser Jean-Baptiste Thoret – ici placardé white only. Et en effet : pas un acteur de couleur n’a été autorisé à entrer dans ce champ, un champ si saturé de signes néo-nazis et de chants oï qu’on y respire à peine, qu’il faut à tout prix s’en échapper.

Et pourtant, s’il joue de mécanismes du teen horror movie, Jérémy Saulnier lui-même prétend réaliser ”plus un film de guerre que d’horreur”. Tel le premier Rambo rejouant l’Enfer du Vietnam au cœur du wild side américain, il réimporte la violence dans la profondeur de champ du pays, entre ces parois graffitées de svastikas qui ferment le cadre de tous côtés. D’une scène de négociation à un coup de force, la dramaturgie claustro du siège militaire déploie peu à peu l’espace de la green room, salle commune où les musiciens font société le temps d’un entracte – un haut lieu de la civilisation, fût-il fait de tags craignos et de canapés défoncés, devenu ici cage de prison et champ de bataille, tout encerclé de nuit. Dans cette Iliade minimaliste et rough, deux camps s’affrontent, avec leurs champions et leurs seigneurs, affublés d’une aura de puissance ou d’un talon d’Achille.

Mais si l’on reconnaît parfois trop bien archétypes et codes de série B, si certaines invraisemblances demeurent, Green Room, lui, réussit son art du contre-pied. Le spectateur, qui se croit en territoire connu et anticipe la suite, voit sans cesse le chemin du récit bifurquer de son attente. Jusqu’au tout dernier plan, un final dépressif qui d’une punch line ironique, refuse le mythe d’une violence rédemptrice et réconciliatrice, à l’instar du chef d’œuvre qui fait modèle ici, Les Chiens de paille (1971, Sam Peckinpah). Ainsi s’achève le body count, le fameux décompte morbide de ceux qui quittent la partie, si rapide et imprévisible ici qu’il suscite une sorte de “principe d’insécurité”, le stress d’une loi du chaos où le prochain à partir n’est jamais celui qu’on imagine.

C’est qu’à une bourrinade héroïque façon Europa Corp, le film préfère une approche plus sèche et âpre. Point de milice surarmée ici, mais un infra-monde isolé et appauvri, où l’on compte les balles et gère les chiens ; point de surenchère gore non plus, mais quelques effets spéciaux bien placés, la chair martyrisée exhibée tout juste le temps de faire trauma… La fiction se teinte d’un réalisme presque documentaire, baigné d’une perpétuelle pénombre poisseuse.

Puisque le drame tient à la fatalité d’une coïncidence, le politique ne tient donc pas à un système de causalité ou à un discours sur l’idéologie, mais à la description d’un milieu. Et la menace fait d’autant plus froid dans le dos qu’elle reste traitée avec nuance et sobriété : voilà des gens prêts à tout dans l’horreur, mais terriblement rationnels et organisés, comme tenus en laisse par le cerveau de la bande, version skin du Professeur Xavier des X-Men (surprenant Patrick Steward). De l’Autriche d’aujourd’hui à la France de demain, voilà les monstres humains dont peut-être l’heure arrive, bien plus à craindre que les molosses qu’ils dressent à tuer.

Car, de loin en loin pendant ce voyage au bout de la nuit, nous suivons, intrigués, l’errance d’un des dogues qui a fui le théâtre des opérations… Et quand nous le retrouvons à la lueur de l’aube, dans le paysage de mort que laisse l’expérience du fascisme, signe des temps, la pire des bêtes s’avère le dernier à montrer de l’humanité.

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