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Les mots face au désastre
| 11 Mar 2019

#guide

 

« … ici on trompe la mort, on la sait inévitable, on parle depuis elle, on parle déjà mort, mais depuis trois-quatre mille ans qu’on sait l’extinction inévitable, on sait aussi la tromper, on sait lui faire face, on sait la déjouer, c’est presque devenu instinctif : on reforme des liens perdus ou imaginaires, on se met à plusieurs, comme alors et comme aujourd’hui, et on se raconte des histoires. »

Car c’est de cela qu’il s’agit dans l’essai de Lionel Ruffel, ou plutôt de ceux-là, de ceux qui (se) racontent des histoires. Quelles histoires ? L’auteur – enseignant, dont l’expérience universitaire constitue en partie la matière de ce livre – s’attarde, en un récit qui tient à la fois du cours et de la discussion informelle entrelardée de digressions parfois savoureuses, sur trois exemples.

Pour commencer, Les Mille et Une nuits. Rappelez-vous, Shéhérazade qui, nuit après nuit, raconte des histoires au roi, des histoires toujours inachevées au petit matin, et elle a ainsi la vie sauve, et les récits se poursuivent : « Mais à la fin, même dévastées, les Shéhérazade toujours triomphent ».
Puis L’Insurrection qui vient : « Que contient ce livre qui le rend si dangereux, vous demanderez-vous peut-être ? […] Si dangereux que l’État français emprisonne neuf personnes et lance l’affaire dite de “Tarnac”, s’engluant dans un de ces fiascos judiciaro-policiers dont il a le secret ».
Dernier livre-étape de cet ouvrage : le Décaméron où tout commence par la ville de Florence atteinte par la peste (« Certains parlent de cent millions de morts, d’autres disent que la moitié de la population disparut en cinq ans, c’est peut-être exagéré, je ne sais pas, mais quand on pense à nos séries télévisées contemporaines qui font des pitchs avec des horreurs comme 3% de l’humanité se volatilise au même moment ou un pays fait disparaître 10% de la population d’un autre, on se dit que plus personne n’assumerait le scénario de la peste noire : trop dément, pas assez crédible »). Des jeunes gens se réfugient dans une villa et, pour passer le temps se racontent… des histoires. Tiens donc, encore des histoires.

Face au désastre, les mots. Au bout du compte, la question, ici, est toujours celle de la littérature. À quoi sert-elle, au fond ? D’autant qu’aujourd’hui, « ce dérèglement du livre moderne, son absolue prolifération nous devenait de plus en plus évidente en ce début de vingt et unième siècle […]. Quelque chose dans la circulations des textes et des données avait changé […] Les livres sortent du corps des livres, gagnent les espaces publics, les environnements numériques, les esprits affolés. »

Alors ?

Tromper la mort, on vous dit. Encore et toujours, et c’est rudement d’actualité.

Se raconter des histoires. 

Nathalie Peyrebonne
Guide

Lionel Ruffel, Trompe-la-mort, Verdier, 9,99 €

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