Goutte d’Or–Barbès, quartier-monde, oxymore urbaine, marge au cœur de Paris. Enclave en mutation, exclusion et gentrification sur le même trottoir. Jamais aussi attractif que depuis qu’il a été déclaré “no-go zone”.
Certaines nuits, on entend des hurlements place de l’église Saint-Bernard.
Pas les habituelles rixes ni les imprécations des ivrognes solitaires, comme ce grand noir qui m’a barré le passage l’autre soir en hurlant : « Je suis le fantôme de François Mitterrand, je vous ordonne de descendre de ce vélo ! ».
Non. Des cris qui font penser à la forêt et se blottir sous les couvertures en frissonnant.
Ce sont les bandes d’enfants du square Alain-Bashung.
Pendant quelques jours, la presse n’a parlé que d’eux, avant de les oublier. Comme à chaque fois qu’on évoque la Goutte d’Or : pour une tragédie, l’incendie d’un immeuble rue Myrha, un meurtre au coin de la rue Affre, et jamais bien longtemps. On a dénombré 25.000 mineurs étrangers isolés en France l’année dernière. Le double de l’année précédente. Combien à la Goutte d’Or pour un tel battage médiatique ?
Plus qu’un battage, une battue. Les images étaient prises par les caméras de surveillance. Des photos d’en haut, à la lumière des lampadaires, à travers les branches. Au téléobjectif, comme dans les reportages animaliers, des clichés de chasseurs d’images à l’affût des bêtes sauvages, camouflés dans les fourrés autour des points d’eau, à l’heure où les lions vont boire.
Ils sont venus de Tanger, où ils vivaient de faire les poches aux touristes à la sortie des bateaux. Lassés d’attendre qu’on vienne à eux, ils ont décidé de traverser la mer.
On voudrait les rêver en Peter Pan et les Enfants Perdus. Mais ceux-là n’ont pas refusé de grandir. Au contraire, ils ont grandi trop vite, et Paris n’a de commun avec le Pays Imaginaire que ses pirates et ses crocodiles.
On pense à une autre île, et à d’autres enfants. C’est Sa majesté des mouches, et les raids des jeunes Marocains dans le quartier pour voler ce qu’ils peuvent rappellent la chasse à la truie de Jack et sa bande. Car tels sont les fantasmes que véhiculent les enfants abandonnés à eux-mêmes : le fragile vernis de la civilisation qui se fissure, le retour au primitif, la sauvagerie.
Les sarabandes nocturnes sous l’effet de la colle qu’ils sniffent, c’est la transe des enfants de William Golding retournés à l’état sauvage.
La Goutte d’Or est une île, où viennent s’échouer de ces naufragés. À l’Est, les voies ferrées de la gare du Nord, dont les tranchées sont des douves qui isolent plus qu’elles ne protègent. Au Sud, le métro aérien, où passait jusqu’en 1860 ce mur d’octroi par-dessus lequel Gervaise regarde avec nostalgie vers son Midi natal au début du roman. Lorsqu’on le démolit, on trouva derrière l’enceinte de l’hôpital Lariboisière : Sud interdit ! Au Nord, les entrepôts de la rue Ordener. À l’Ouest, les pentes de Montmartre. Enfermé de toute part comme pour s’en protéger, le quartier bénéficie comme il pâtit de son insularité manifeste. Les navires s’en approchent rarement mais ses rivages recueillent tous les débris que la mer rejette.
La rive nord de la méditerranée baigne le boulevard de La Chapelle. Les corps épuisés sur le sable des trottoirs sentent le sel et les embruns. Au coin des rues pourrit le bois des radeaux de fortune.
Pas de trésor sur cette île-là. Et si ses habitants ont parfois eu la sensation d’y vivre l’utopie flibustière, la fraternité des contrebandiers de la vie, on n’y voit depuis l’autre rive que le refuge de la sauvagerie : le Jurassic Park de Paris, fossile préhistorique à moderniser d’urgence, l’île du Crâne où une tribu primitive cherche de blondes Jessica Lange à sacrifier à un gorille géant qui pourrait bien un jour grimper à la tour Eiffel.
On cherche sa tanière square Alain-Bashung, une parcelle profonde caractéristique du vieux bâti de l’ancien hameau Saint-Ange, du nom de Trudat de Saint-Ange, qui racheta les carrières avoisinantes à la Restauration. Par ici, on ne trouve plus d’anges depuis longtemps. Au XIXe siècle, c’était l’emplacement du grand bal Aux Vendanges de Bourgogne, rendez-vous des bandes d’Apaches de la Goutte d’Or dont ces mineurs ressuscitent le fantôme, et le fantasme.
Au départ, le square semble vide. Une rivière sèche, un milieu de montagne reconstitué, des rochers, tout un décor sauvage domestiqué conçu comme pour abriter ces habitants-là. Un petit rêve de paysagiste ridiculisé de réalité. Derrière les bosquets du fond, des ombres furtives. Et puis, les fourrés s’animent, sous lesquels les enfants dorment. L’un se lève, enveloppé dans une couverture à motifs léopard, cherche quelque chose sous le toboggan, retourne se coucher.
Un soir de la semaine dernière, des cars de police stationnaient le long du pont Jessaint. La grande chasse du comte Zaroff a duré toute la nuit, mais ce soir, les cris ont repris sur la place de l’église Saint-Bernard.
Ils n’ont encore pas eu King Kong…
Sébastien Rutés
(No-)go zone
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