La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Campo minado / Minefield: la guerre des mots
| 08 Mar 2017

Lola Arias: Minefield / Campo de minas / Champ de mines (Marcelo Vallejo, Lou Armour)

Dans son dernier spectacle, Champ de mines, créé en mai dernier au Brighton Festival et présenté les 2, 3 et 4 mars à la Maison des Arts de Créteil, l’Argentine Lola Arias continue à œuvrer à la (re)construction d’une mémoire collective, comme elle l’avait précédemment fait avec, entre autres, Mi vida después (Ma vie après, 2009) ou El Año en que nací (L’Année de ma naissance, 2012), avançant le long d’une ligne ténue entre réalité et fiction [1]. Ce dernier spectacle est à la fois un remake et une rencontre : remake car la scène fait office de « machine à remonter le temps », et rencontre entre six hommes ayant appartenu à deux camps ennemis : l’armée argentine et l’armée britannique, en 1982. Champ de mines revient en effet sur un épisode de l’histoire des deux pays : la guerre des Malouines. Celle-là même à propos de laquelle Borges écrivait, dans le poème intitulé « Juan López et John Ward », paru au sortir de la guerre:

Il leur échut de vivre une époque étrange.
La terre avait été partagée en différents pays, pourvu chacun de fidélités, de souvenirs chers, d’un passé probablement héroïque, de droits, de griefs, d’une mythologie particulière, de personnages en bronze, d’anniversaires, de démagogues et de symboles. Cette division, aimée des cartographes, encourageait les guerres.
López était né dans la ville au bord du fleuve immobile ; Ward, dans les alentours de la ville par où Father Brown avait cheminé. Il avait étudié le castillan pour lire Don Quichotte.
L’autre professait l’amour de Conrad, dont il avait eu la révélation dans une salle de cours de la rue Viamonte.
Ils auraient pu devenir amis, mais ils ne se virent qu’une fois, face à face, dans des îles trop connues, et chacun d’eux fut Caïn, et chacun d’eux, Abel.
On les enterra ensemble. La neige et la pourriture les connaissent.
Le fait que je rapporte eut lieu en un temps que nous ne pouvons pas comprendre. [2]
Lola Arias: Minefield / Campo de minas / Champ de mines © Manuel Abramovich

© Manuel Abramovich

Sur la scène de Champ de mines, non pas six comédiens professionnels mais six véritables acteurs de cette histoire : six vétérans de cette guerre pour conserver/récupérer (selon la langue ou le point de vue) l’archipel de l’Atlantique sud, possession britannique au large des côtes argentines. Côté britannique : Lou Armour, qui le 2 avril fit la une des journaux suite à sa capture par l’armée argentine, aujourd’hui professeur pour jeunes enfants en difficulté ; David Jackson, l’homme à l’écoute, qui pendant la guerre décodait les messages, aujourd’hui devenu psychologue ; Sukrim Rai, soldat népalais membre du Royal Gurkha Rifles, fier de son couteau, devenu agent de sécurité. Côté argentin : Rubén Otero, survivant du naufrage du General Belgrano torpillé par l’ennemi et musicien dans le Get Back Trio, un groupe spécialisé dans les reprises des Beatles ; Gabriel Sagastume, l’avocat qui refusa de tirer du temps où il était soldat ; Marcelo Vallejo, alors spécialiste du tir au mortier, aujourd’hui champion de triathlon.

La communication entre les six anciens combattants s’annonce problématique : Vallejo explique dès l’ouverture que, au moment du casting, aucun d’entre eux ne pratiquait la langue de l’autre. Alors, sur scène, les uns parlent en anglais, les autres en espagnol. Et le spectateur français a droit au surtitrage de l’intégralité – ou presque – des dialogues.

Cette pièce place les questions de traduction au cœur de ses préoccupations. La guerre s’est en effet écrite dans plusieurs langues et depuis différents points de vue. La confrontation sur scène des deux versions de l’histoire des Malouines, en espagnol et en anglais, telles que lues sur Wikipédia, est diabolique tant les deux récits divergent. Nommer est déjà un problème : pour les uns, ce sont les Islas Malvinas, pour les autres les Falkland Islands ; et pour les uns, la ville s’appelle Puerto Argentino, pour les autres Port Stanley. Et l’on imagine la séquence plus éloquente encore dans une version surtitrée en espagnol ou en anglais pour les besoins d’une autre tournée.

Les mots choisis sur scène sont ceux de la guerre : l’un des anciens soldats argentins, reprenant à son compte la terminologie officielle de l’époque, parle de la « récupération » des Malouines, s’agissant pourtant d’une guerre perdue par le camp argentin malgré les annonces triomphalistes de la junte militaire, comme en témoignent les couvertures de la presse de l’époque, projetées sur un grand écran qui fait aussi office de livre ouvert, ou de journal intime. « Récupération » : un terme lourd de sens remis dans le contexte argentin de l’époque (la victoire annoncée), et qui véhicule maintes questions de traduction lorsqu’on le lit en français sur l’écran de surtitrage, à la lumière d’un regard rétrospectif sur les événements passés. [3]

La pièce est aussi l’histoire d’un apprentissage : ceux qui au début des répétitions étaient incapables d’échanger le moindre mot finissent par pouvoir communiquer, et même parfois dans la langue de l’ex-ennemi. « Je ne pouvais pas écouter de la musique en anglais, explique Marcelo Vallejo, je ne pouvais pas voir de films en anglais. […] Maintenant, j’ai même appris quelques mots : Good morning, tomorrow, one minute, Royal Marine… » Lou Armour s’est quant à lui rendu à Buenos Aires pour les répétitions de la pièce et, comme « en Argentine, consulter un psychologue est plus courant que danser le tango », il y a entamé une thérapie pour la première fois de sa vie. Et dans le documentaire dans lequel il se souvient de la mort d’un soldat argentin blessé, avant de fondre en larmes il déclare à propos de celui qui est mort dans ses bras : « J’aurais préféré qu’il ne me parle pas anglais… »

Lola Arias: Minefield / Campo de minas / Champ de mines © Tristram Kenton

© Tristram Kenton

Durant la première partie de la pièce, Anglais et Argentins s’adressent au public, se présentent, déroulent le fil de leurs souvenirs, documents à l’appui (photos, reportages, coupures de journaux, discours de Margaret Thatcher et de Leopoldo Galtieri). Puis la communication se modifie – et le rapport de la scène à la salle aussi probablement – quand les six hommes passent du monologue frontal au dialogue à plusieurs voix et en plusieurs langues. Et quand tous se retrouvent réunis par une batterie, trois guitares et un micro, autour d’une reprise des Beatles.

Lola Arias signe là un spectacle ostensiblement bilingue, voire trilingue si l’on tient compte du surtitrage. Elle revient moins sur les faits que sur les mots. Elle assume la traduction et – chose essentielle – la non-traduction. Le spectacle se clôt sur les mots du Gurkha Sukrim Rai, jamais traduits ni surtitrés, ni en français, ni en espagnol, ni en anglais. La pièce s’achève ainsi sur une énigme, insufflant de la poésie au cœur de cette histoire.

Lola Arias: Minefield / Campo de minas / Champ de mines (Sukrim Rai) © Tristram Kenton

© Tristram Kenton

[1] Et l’on pense forcément au travail du metteur en scène suisse Milo Rau, fondateur de L’International Institute of Political Murder, sur le génocide rwandais (Hate Radio) ou les guerres civiles en Europe (The Civil Wars).

[2] Jorge Luis Borges, « Juan López et John Ward », traduction de Claude Esteban, Les Conjurés, Gallimard, 1988.

[3] Et l’on pense, cette fois, au texte de Rodrigo García, Fallait rester chez vous, têtes de nœud « À l’armée‚ mon ami Oscar a pensé avec la tête d’un autre. Il a tout fait avec la tête d’un autre. Jusqu’au coup de feu. Au moment de recevoir la balle en pleine tête, à ce moment précis‚ la tête de l’autre‚ de celui qui l’avait envoyé au front‚ a cessé d’être celle de l’autre. Alors qu’il manquait un millimètre pour que la balle s’enfonce dans sa tête‚ sa tête est redevenue‚ l’espace d’un instant‚ la sienne. Le temps de recevoir la balle dans sa tête et de crever‚ deux secondes plus tard. Seulement deux secondes de sa vie avec sa tête à lui. À quoi est-ce qu’elles lui ont servi ? À crever. Îles Malouines. »  (Rodrigo García, Fallait rester chez vous, têtes de nœud, traduction de Christilla Vasserot, in Cendres (1986-1999), Les Solitaires intempestifs, 2011).

Champ de mines, spectacle en anglais et en espagnol surtitré en français, joué à la Maison des Arts de Créteil du 2 au 4 mars 2017, sera repris du 15 au 17 mars au Quai d’Angers, puis du 20 au 24 mars au CDN de Montpellier Humain trop Humain.
Paradoxe regrettable pour un spectacle réussi : on aura beau tourner et retourner les pages du programme, jamais on ne saura qui l’a traduit en français. 

0 commentaires

Dans la même catégorie

Kelly Rivière remonte à la source

À partir d’un secret de famille (un grand-père irlandais disparu dont personne ne veut parler), Kelly Rivière, seule en scène, offre une hilarante pièce intime solidement construite. Dans sa quête des origines, elle passe sans cesse d’une langue à l’autre, jusqu’à brouiller les repères, comme si les barrières linguistiques étaient emportées par le flux de son histoire. Une incertitude linguistique qui fait écho aux incertitudes d’un final qui laisse beaucoup plus de questions que de réponses.

Jon Fosse ou la musique du silence

Si Shakespeare utilise dans son oeuvre un vocabulaire de 20.000 mots là où Racine n’en a que 2000, Fosse, lui, tournerait plutôt autour de 200. Une décroissance qui n’est pas un appauvrissement: comme ses personnages, la langue de Fosse est en retrait, en grève du brouhaha et de l’agitation du monde.

Montévidéo dans l’impasse

Drôle de dernière semaine au festival Actoral fondé par Hubert Colas en 2001 à Marseille. Dans la salle de Montévidéo, la performance de Grand Magasin, programmée samedi 14 octobre à 21h et intitulée “Comment commencer”, pourrait bien se transformer en “Comment finir”.

L’arbre à sang: traduire à l’oreille

Sur la scène des Plateaux Sauvages, trois actrices interprètent L’Arbre à sang, de l’auteur australien Angus Cerini, dans une mise en scène de Tommy Milliot. Entretien avec Dominique Hollier, l’une des trois comédiennes, mais aussi la traductrice de la pièce.

Rêver des maisons de la culture et de la nature

Alors que le festival d’Avignon s’achève, Romaric Daurier, directeur du Phénix, Scène nationale pôle européen de création de Valenciennes, plaide pour une “exception culturelle écologique heureuse, réconciliant l’héritage des Maisons de la Culture de Malraux et de l’Éducation populaire”.