La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Ladies and gentlemen and all the others
| 09 Juil 2018

Nous sommes plongés dans un noir absolu. De loin, une voix retentit et laisse place à un long silence. Puis, un écho. Le silence de nouveau et le noir. La voix revient, suivie de nouveau du silence, et de l’écho. Les éléments s’enchaînent de plus en plus rapidement, jusqu’à ce que les deux sons se confondent pour n’en former plus qu’un. La lumière éclaire doucement la pièce et une femme apparaît. À moins qu’il ne s’agisse d’un homme ? Les cheveux courts, un large T-shirt et un short tombant au-dessus des genoux, des chaussettes de sport remontées sur les mollets et des baskets, sa démarche affiche une troublante neutralité. Sa façon de parler ne nous en dit pas beaucoup plus : il.elle utilise deux voix, une aiguë et une grave. Progressivement, il.elle enlève ses diverses couches de vêtements. Alors un corps féminin semble doucement prendre le dessus. Oui, c’est bien cela, les deux petits seins confirment la catégorie. Ah non ! Les deux mains posés sur la poitrine, c’est de nouveau l’image claire d’un homme que nous avons devant les yeux. Comme un savon que l’on tenterait d’attraper et qui glisserait perpétuellement, la danseuse et chorégraphe d’origine brésilienne Paula Pi semble s’amuser de l’impossibilité de saisir une identité. « Je suis tombée sur l’enregistrement sonore de la voix d’un homme d’une ethnie s’appelant Xavani basée au centre du Brésil », explique-t-elle pour décrire sa dernière pièce jouée au festival Montpellier Danse, nommée Alexandre. « Il s’agit d’une voix très rythmique avec beaucoup d’accents, très musicale et insaisissable, dont le seul mot compréhensible était Alexandre. Il est ainsi presque devenu un concept pour nous d’un mot de passage, entre ce que l’on comprend et ce que l’on ne comprend pas, entre une culture et une autre, entre un genre et un autre. »

Alexandre © Patrick Gheleyns

Qu’est-ce qui fait qu’un corps est masculin ? Un corps féminin ? Bien sûr, il y a l’ADN. Mais la façon d’être et de bouger est surtout culturelle. Comme les mots, on range les individus dans des cases, en leur apprenant à adopter, sans les nommer explicitement, l’ensemble des codes s’y associant. « Dans ma langue maternelle, le genre n’existe pas, que ce soit pour les concepts, les idées, les personnes » dit Sorour Darabi, artiste autodidacte iranien.ne vivant à Paris qui présentait sa dernière création Savušun au festival. « En français, la langue m’oblige à m’identifier par mon genre. C’est comme une loi qui impose d’assumer à chaque instant nos genres. » Notre voix, notre posture et notre gestuelle se font ainsi plus ou moins élégantes, plus ou moins légères, selon l’image que nous et les autres ont construite. « Je suis surprise de constater en Europe à quel point les femmes ont une voix très aiguë. Ce n’est pas forcément le cas dans d’autres pays. » Où se situe l’entre-deux ? Peut-on revenir à cet état plus naturel en explosant le carcan culturel dans lequel on s’est inconsciemment enfermé ? Et si l’on se perdait dans cet entre-deux, que se passerait-il ? S’éloignerait-on de soi ou au contraire découvrirait-on d’autres facettes de notre personnalité, plus profondes ? Démontant le mythe binaire homme/femme, Paula Pi et Sorour Darabi prouvent que la masculinité n’est pas une affaire de mâle. Tout comme la féminité n’est pas chasse gardée des femmes.

La question est dans l’air du temps. Et extrêmement sensible. « Face à un féminisme qui, depuis les années 1970, déstabilise les lignes, on assiste désormais à des crispations identitaires de tout poil, religieux, social ou masculin », intervient le chorégraphe toulousain Sylvain Huc. « On l’a bien vu avec le mouvement #metoo et l’affaire Weinstein. » Sa pièce intitulée Gameboy aborde la masculinité de manière plutôt originale puisqu’il met en scène quatorze hommes, la plupart des danseurs amateurs. Pendant une demi-heure, les nouveaux artistes se déchaînent sur plusieurs musiques, allant du répertoire rock (I can’t control myself), au hard (Highway to hell) en passant par la mythique I will always love you de Whitney Houston, chanson la plus vendue par une femme. La pièce commence par une série de petits mouvements saccadés. Les hommes se rapprochent, puis explorent l’espace en déliant leurs gestuelles et en donnant libre cours à une plus grande sauvagerie. Soudain, ils sortent du cadre scénique pour se faufiler comme des fauves dans le public, certains effarés, d’autres moins farouches. À leur retour, l’un des danseurs se pose au milieu de l’espace scénique, regarde le public et sourit. Il pousse un cri de soulagement libérateur. Son corps traduit une sensualité grandissante et communicatrice ponctuée de petits cris de joie, comme s’il se délectait du plaisir procuré par cette nouvelle gestuelle. Et finit dans un emballement orgasmique, repris en échos par ses compères placés derrière lui en ligne. « La pièce est construite à partir d’un workshop d’une semaine, ce qui fait qu’elle change à chaque fois. En mettant en scène des amateurs, on réalise que certains sont très accrochés à la représentation qu’ils se sont eux-mêmes fabriquée. Pour d’autres, c’est beaucoup plus trouble et équivoque. Alors que leur masculinité semblait claire dans leur tête, définie et posée, elle apparaît plus ambiguë. Il ne s’agit pas d’un simple rapport binaire masculin/féminin. Certains semblent aussi plus beaux. »

Gameboy © Jean-François Quais

Le genre intrigue, remue, perturbe. Comment éclairer les stéréotypes et tabous régnant encore sur les corps masculins et féminins ? Certains choisissent de participer à un atelier drag-queens où on incarne un corps masculin en mettant une barbe par exemple. « On réalise alors à quel point les questions de genres jouent un rôle important dans l’espace public », explique Paula Pi. « Prenons le bus. Un homme prend généralement plus de place sur les banquettes que les femmes. Ce genre de situation est tellement ancré en nous que l’on ne s’en rend même plus compte. Mais cela devient inacceptable. »

« Les chorégraphes et les danseurs sont sûrement les sismographes de notre époque, ils annoncent les temps qui viennent. Nouveaux chamanes, nouvelles pythies qui parlent une langue inconnue et incompréhensible : c’est le fameux ‘on ne comprend rien à la danse contemporaine’ » dit Jean-Paul Montanari, directeur du festival Montpellier Danse. Cette année, même les plus béotiens auront compris que chaque corps est singulier. Et les identités plurielles.

Aurore Braconnier
Danse

À lire également : « Les oies du Capitole »

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