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Le sens de la vie
| 16 Avr 2018

Gilles Pétel interroge l’actualité avec philosophie. Les semaines passent et les problèmes demeurent. « Le monde n’est qu’une branloire pérenne » notait Montaigne dans les Essais

Lundi 9 avril, le président de la République s’est adressé aux évêques de France dans un discours qui a suscité de nombreuses controverses. Je ne veux pas ici revenir sur les détails de son allocution mais m’interroger sur une idée de plus en plus en vogue dans nos sociétés et qui porte sur le sens de la vie ainsi que sur les valeurs.

Emmanuel Macron, après Nicolas Sarkozy, semble penser que les religions, et plus précisément le catholicisme, auraient un rôle important à jouer aujourd’hui plus que jamais parce qu’elles seraient porteuses d’un sens qui ferait cruellement défaut à nos démocraties consuméristes.

Il n’est pas le premier à souligner ce qu’on appelle volontiers la crise des valeurs. De nombreux hommes politiques, de droite comme de gauche, des philosophes, des journalistes, des hommes de religion bien sûr s’entendent pour expliquer le mal être de la jeunesse par une absence de sens. Les idéaux politiques (et les gens pensent bien sûr à l’idéal marxiste révolutionnaire) se sont écroulés dans le sillage des idéaux religieux. Dans un texte célèbre, Nietzsche donnait la parole à un « insensé » venu annoncé la mort de Dieu.

Mais faut-il nécessairement que la vie ait un sens pour qu’elle possède de la valeur ? Quand les politiciens déplorent une perte des valeurs, de quelles valeurs parlent-ils ?

D’une certaine manière ce que nous entendons aujourd’hui, aussi bien dans le discours du président que sur de nombreuses chaînes de télévision, est proprement ahurissant. Tout d’abord en raison du consensus qui se fait jour sur ces questions, ensuite en raison de l’histoire des idées, histoire qui pouvait nous laisser croire ou espérer que nous n’en étions plus là. Mais non, c’est toujours la même vieille rengaine nauséabonde qu’on entend encore : la vie a un sens, la vie doit avoir un sens, sinon tout est perdu.

Dans le Gai savoir, Nietzsche avait pourtant clairement dénoncé ce qu’il appelle « les doctrines de but de la vie » (aphorisme n°1) :

« L’homme est devenu petit à petit un animal chimérique dont l’existence est soumise à une condition de plus que celle des autres animaux : il faut qu’il se figure savoir de temps en temps pourquoi il existe. » (traduction d’Alexandre Vialatte)

Après Rousseau, mais dans une perspective différente, Nietzsche souligne la plasticité de l’être humain (ce que Rousseau appelle « la perfectibilité ») : l’homme est un animal en devenir, un animal sensible plus qu’aucun autre peut-être à l’environnement dans lequel il évolue, un animal extrêmement malléable en somme. Or l’histoire, loin d’avoir fait progresser l’homme (si on veut bien prêter à l’idée de progrès un sens positif, c’est-à-dire le sens d’une libération), l’a au contraire affaibli : l’homme est devenu un animal chimérique. C’est une des idées fortes de Nietzsche que de souligner, après Spinoza, à quel point l’homme a besoin d’illusions pour supporter son existence. Clément Rosset que j’évoquais dans ma dernière chronique avait lui aussi repris ce thème dans sa réflexion sur le double.

Pour Nietzsche, ce sont les forces religieuses qui ont proprement fabriqué cet être monstrueux qu’est devenu l’homme. Les religions ont réussi à implanter chez lui un nouveau besoin : le besoin de savoir pourquoi il existe. Ce besoin peut s’entendre indifféremment comme besoin d’un but suprême de l’existence ou besoin d’un sens transcendant. En somme les hommes ont besoin de s’imaginer qu’ils ne sont pas là pour rien.

Or nous avons beau regarder attentivement autour de nous, nous avons beau faire, il n’y a alentour nul trace de sens, pas le moindre but divin. C’est ce dont témoigne toute l’œuvre de Beckett. Dans En attendant Godot, il laisse la parole à Pozzo, un personnage qu’on pourrait qualifier d’amuseur de foire. Agacé par la naïveté de Didi et Gogo qui cherchent sans cesse des raisons, celui-ci leur répond avec véhémence :

« Vous n’avez pas fini de m’empoisonner avec vos histoires de temps ? C’est insensé ! Quand ! Quand ! Un jour, ça ne vous suffit pas, un jour pareil aux autres il est devenu muet, un jour je suis devenu aveugle, un jour nous deviendrons sourds, un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons, le même jour, le même instant, ça ne vous suffit pas ? Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant, puis c’est la nuit à nouveau. »

Quand le président de la République, en s’adressant à une assemblée d’évêques, déclare que « la laïcité n’a pas pour fonction de déraciner de nos sociétés la spiritualité qui nourrit tant de nos concitoyens », il remet sur le devant de la scène cette vieille idée dénoncée plus haut par Nietzsche. La spiritualité, dans le contexte particulier du discours du président, ne peut en effet que renvoyer à la recherche d’une présence divine, garante d’un sens et de valeurs supérieures.

Mais n’existe-t-il pas d’autre spiritualité que religieuse ? Le simple fait de penser n’est-il pas en lui-même déjà quelque chose de très spirituel ? Plus encore en faisant de Dieu le seul objet de la spiritualité, n’interdit-on pas précisément aux hommes de penser ? Dieu n’est bien souvent qu’un mot vide de sens employé dans le seul but d’aveugler ceux qui le répètent à la façon d’une formule magique.

Ainsi des fanatiques de Daech qui n’ont de cesse de crier que Dieu est grand alors qu’ils s’occupent à détruire le peu que les hommes sont parvenus à construire.

Je me demande enfin si nos spécialistes du sens et des valeurs (dont le détail encore une fois est toujours laissé dans le vague) n’ont pas eux-mêmes créé les conditions de ce retour du religieux auquel nous assistons, médusés et impuissants, aux quatre coins du monde. À force de déplorer le vide de nos sociétés marchandes ou capitalistes, ils ont ranimé dans l’esprit de notre jeunesse ce vieux besoin de savoir pourquoi elle existe. Qu’on ne s’étonne donc plus du succès rencontré par tant de prédicateurs, qu’ils soient musulmans ou évangélistes pour ne citer que les plus actifs.

Dans un discours prononcé à Rome au titre provocateur, Lacan prophétisait Le Triomphe de la religion (1974) :

« Elle ne triomphera pas seulement sur la psychanalyse, elle triomphera sur beaucoup d’autres choses encore. On ne peut même pas imaginer comme c’est puissant la religion. »

La raison de ce triomphe, explique Lacan, se trouve dans la capacité proprement inouïe qu’ont les religieux à donner du sens :

« Et ça pour le sens, ils en connaissent un bout. Ils sont capables de donner un sens vraiment à n’importe quoi. Un sens à la vie humaine par exemple. »

Pour conclure, je reviendrai sur la question de la spiritualité. Certains poètes ont sans doute davantage à nous apprendre à ce sujet que beaucoup de philosophes ou de prêtres parce que ceux-là savent chanter tandis que les autres n’ont de cesse de pleurer sur « le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près » (Pascal, Les Pensées). Apollinaire, poète de la joie de vivre, s’étonne au contraire du goût flamboyant de l’existence :

« Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie
Ta vie que tu bois comme une eau-de-vie »

Ainsi, plutôt que de chercher en vain le sens de la vie, mieux vaudrait savoir apprécier le goût de la vie.

Gilles Pétel
La branloire pérenne

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