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Les pourcentages du ministre
| 08 Mar 2016

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Nous nous sommes plutôt amusés ces derniers temps (du moins je l’espère) ; mais les maths concernent aussi notre vie quotidienne, sociale, économique et citoyenne. La méconnaissance parfois clairement assumée, sinon même encouragée, de raisonnements mathématiques simples conduit nos décideurs et nous-mêmes à proférer et accepter de monumentales âneries qui peuvent provoquer beaucoup de dégâts. Les calculs, franchement, on s’en fiche : il y a des ordinateurs pour ça. Mais comprendre ce que les chiffres signifient, comment on les obtient, et quand les croire ou non, cela peut s’apprendre, assez simplement, et c’est indispensable si nous voulons conserver notre rôle de citoyen actif.

Les exemples, malheureusement, abondent ; nous aurions de quoi alimenter maintes chroniques. L’un des plus célèbres, pour commencer, nous ramène en mai 2011 lorsque Claude Guéant, alors ministre de l’Intérieur, déclare : “Contrairement à ce qu’on dit, l’intégration ne va pas si bien que ça : […] les deux tiers des échecs scolaires, c’est l’échec d’enfants d’immigrés.” Et le ministre, devant le tollé général,  de citer plusieurs études à l’appui de son propos.

Aïe ! Voilà qui fait mal, en effet. Sauf que, et l’on s’en apercevra très vite, c’est complètement faux. Cependant, au-delà de toute discussion quant aux intentions du ministre, cette histoire soulève une question essentielle : comment une aussi énorme contre-vérité peut-elle apparaître et même persister dans le discours d’un homme présumé intelligent et instruit ? Comment peut-elle se propager si vite dans notre paysage mental collectif, et pourquoi est-elle si difficile à corriger après coup? Si Guéant avait assené, par exemple, que la France compte cent vingt millions d’habitants, cette absurdité (comparativement moins grave que la précédente comme nous le verrons) aurait été immédiatement relevée, admise, mise sur le compte d’un lapsus, moquée pour un temps dans le Canard et par les Guignols, et finalement oubliée puisque si visiblement hors de propos.

Mais voilà : ici, nous parlons d’un pourcentage. Un pourcentage, c’est des maths, de la statistique, c’est le boulot de l’INSEE et des instituts de sondages, nous on n’y comprend rien, d’ailleurs c’est bien connu, les chiffres on leur fait dire ce que l’on veut, mais tout de même il n’y a pas de fumée sans feu. Non ?

Non. Nous devrions, nous pouvons, nous citoyens pas plus matheux que ça, comprendre ce qui a bien pu se passer. Allons-y.

Une des sources mentionnée par le ministère à l’époque est une (passionnante) étude de l’OCDE, PISA 2009, qui évalue les compétences scolaires des élèves de 15 ans selon de nombreux facteurs, dont leur origine autochtone ou immigrée de première ou de deuxième génération. Pour la France, cette étude établit que 17% des élèves autochtones, soit environ 87% de la population étudiée, sont en difficulté sérieuse (selon le critère adopté, que nous ne  discuterons pas puisqu’il est le même pour tout le monde). Ce pourcentage monte à 35% pour les élèves de deuxième génération d’immigration (qui forment environ 10% de la population étudiée), et même 42% pour les élèves immigrés de première génération (3% de la population).

Que nous disent ces chiffres ? Rien de glorieux, certes. Dans l’ensemble, un adolescent de 15 ans sur cinq scolarisé en France est en situation d’échec, et c’est le cas de plus d’un adolescent sur trois issu de l’immigration. Nous avions, en 2009, près de 150 000 gamins en dehors de clous. Il y a de quoi s’inquiéter, certes.

Mais ce que ces mêmes chiffres nous disent également, c’est qu’environ un quart des adolescents en échec sont issus de l’immigration – et j’y intègre les immigrés de première génération, contrairement au ministre ! Un quart, c’est beaucoup, c’est trop, mais ça n’a rien à voir avec les deux tiers dont parlait Claude Guéant. Imaginez : sur 100 élèves, on passe de 25 à 67! Une approximation pareille,  personne ne l’accepterait d’un commerçant, encore moins d’un comptable.  « Bonjour monsieur, je voudrais 250g de steak haché » – « Y en a un peu plus, je vous le laisse ? » avec la balance qui indique 670g : vous laisseriez passer ça, vous ? La même erreur appliquée à la population française nous donnerait pas loin de 180 millions d’habitants…

Vous allez peut-être me dire : pourquoi vos comptes seraient-ils plus juste que ceux des conseillers du ministre ? Ils ont tout de même les moyens de faire les calculs, non ? Bien certainement, mais les ont-ils faits ? Pas nécessairement, comme nous le verrons.

Tout d’abord, comment calcule-t-on de tels chiffres ? Voici un principe simple et très efficace pour éviter les erreurs : plutôt que de combiner des pourcentages il faut mesurer de vraies quantités, dénombrer de vrais objets, compter de vrais gens, ici des adolescents. Un pourcentage c’est parlant, c’est choc, ça se communique et se retient bien ; mais ça se manipule avec précaution. Les pourcentages ne se prêtent guère au calcul : essayez de les additionner, d’en calculer la moyenne, voire simplement de les comparer, et vous avez toutes les chances de vous planter. Les pièges sont trop nombreux, et notre intuition ne nous aide pas du tout. Un conseil donc : si on vous donne des pourcentages, débarrassez-vous en le plus vite possible, ouvrez-les comme des emballages et travaillez avec ce qu’ils contiennent ; dans notre cas, des adolescents. Quand vous aurez fini vos calculs, vous pourrez à votre tour emballer le résultat dans un joli paquet cadeau facile à communiquer, le pourcentage final ; mais pas avant. Une fois ce principe en tête, le reste est facile.

En farfouillant dans le rapport PISA et dans les données d’époque de l’INSEE, je trouve que l’étude portait sur un échantillon d’adolescents de quinze ans, classe d’âge dont la population était d’environ 763 000 jeunes élèves pour la France en 2009 (j’arrondis un peu partout). Environ 3% de ceux-ci, me dit-on, sont immigrés de première génération : je me dépêche de transformer ce pourcentage en nombre de personnes, soit ici 763 000*3% = environ 22 900 personnes. Parmi celles-ci, 42% sont en échec soit disons 9 600 personnes. Le même calcul me donne environ 76 300 jeunes issus de l’immigration de deuxième génération, dont 26 700 en échec. Enfin, il me reste à prendre en compte la population autochtone, qui forme la grande masse des élèves : environ 663 800 personnes (87% du total), dont 112 900 en échec. Au total j’obtiens 149 200 élèves en échec, dont 36 300 issus de l’immigration (première et deuxième génération confondues). Et là, enfin, je vous fais un paquet cadeau, le pourcentage : 36 300 élèves en échec issus de l’immigration divisés par 149 200 élèves en échec, multiplié par 100 pour faire joli ; cela me donne 24%, que je vais arrondir sans état d’âme à 25% – un quart – vu les approximations que j’ai déjà faites. Et voilà. Certes j’ai arrondi et ce n’est pas le chiffre exact, mais je ne suis pas bien loin du compte.

OK d’ac, mais dans ce cas, où Claude Guéant a-t-il été chercher des chiffres si outrageusement faux ? Je n’en sais rien, bien entendu, mais, sans lui faire de procès d’intention (ça change un peu) ni lui donner l’absolution de quoi que ce soit, j’imagine très bien qu’il ait pu se passer ce qui suit. Quelque conseiller observe qu’un élève de 15 ans issu de l’immigration a au moins deux fois plus de chances d’être en échec scolaire qu’un autochtone, ce qui est exact (36 chances sur 100 pour l’un, 17 pour l’autre). Il traduit ce fait en une note un peu hâtive : les élèves issus de l’immigration échouent deux fois plus souvent que les autres. Lu un peu vite, cela devient : les élèves issus de l’immigration échouent deux fois plus que les autres. Après un petit coup de téléphone arabe cela donne : il y a deux fois plus d’échec scolaire dans la population issue de l’immigration que chez les autochtones. En d’autres termes, les deux tiers des échecs scolaires proviennent des adolescents issus de l’immigration. CQFD.

Relisez bien ce raisonnement : pas si facile de trouver l’erreur, hein ? Chacune des affirmations semble entraîner la suivante, et l’on pourrait s’y tromper de bonne foi. D’ailleurs, quand nous raisonnons avec des pourcentages, nous nous trompons tous de bonne foi (ce qui, bien entendu, n’est pas incompatible avec la mauvaise). Se débarrasser des pourcentages, c’est vraiment éviter de gros, gros ennuis.

Un autre aspect intéressant de cette histoire concerne ce que les chiffres du ministre ne nous disaient pas (mais que le rapport PISA, lui, mentionnait bel et bien) : la forte corrélation entre origine migratoire et catégorie socio-professionnelle des adolescents, qui explique bien des choses quant à leurs résultats scolaires… C’est ici que la manipulation des chiffres par les politiques devient possible, et nous chercherons dès la semaine prochaine à nous en protéger.

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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