La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Luc Bondy, mort d’un maître amoureux
| 29 Nov 2015
Luc Bondy odéon théâtre de l'Europe

© Thierry Depagne

De tous les amours de Luc Bondy, celui des acteurs était sans doute le plus remarquable. Séducteur, il avait dans la vie une attention en mouvement perpétuel, prompt à passer d’un sujet ou d’un interlocuteur à l’autre, esquivant l’écoute, rétif aux conversations trop longues ou trop sérieuses, papillon imprévisible adepte de la dérobade. Dans la salle de répétition, il était l’inverse, soudain capable d’extrême concentration, joignant le geste à la parole pour monter sur le plateau, saisir un bras, entourer une épaule, et donner au comédien auquel il prodiguait conseil ou encouragement la sensation d’être à cette seconde la personne la plus importante au monde, objet exclusif du désir de son metteur en scène. De tout ce que Luc Bondy a apporté au théâtre européen des quarante dernières années, c’est l’art de diriger les acteurs que l’on retiendra d’abord.

C’est au théâtre de Nanterre-Amandiers, à l’invitation de Patrice Chéreau, que le public découvre en février 1984 celui qui est alors le jeune surdoué du théâtre allemand, protégé des deux maîtres de la Schaubühne de Berlin, Klaus Michael Grüber et Peter Stein. Aux Amandiers, Bondy monte en français Terre étrangère d’Arthur Schnitzler. Sur le plateau, une trentaine de comédiens et pas des moindres – Michel Piccoli, Bulle Ogier, Michèle Marquais, Didier Sandre, Roland Amstutz, Bernard Ballet, Dominique Blanc, Jean Reno, Kristin Scott Thomas… – dopés par le charisme du jeune homme qui s’exprime par ailleurs parfaitement en français.

L’histoire de Luc Bondy, né à Zurich en 1948 dans une famille d’intellectuels et d’artistes juifs, s’inscrit au cœur de l’Europe. Son père, François Bondy, né à Berlin, citoyen suisse et trilingue – allemand, français, italien – dirige notamment la revue Preuves, où il publie dans les années 1950 le premier article en français sur l’œuvre encore inédite de Witold Gombrowicz. Dans son journal, l’écrivain polonais – exilé en Argentine et mort en France – fournit cette description de François Bondy : “[il] fait sans doute partie (je ne le connais que très peu) de ces gens dont la force consiste dans une sorte d’absence ; il est toujours ailleurs que dans ce qu’il fait, ne fût-ce que d’un pied au-delà ; son astuce, c’est celle d’un veau qui téterait deux mères.” D’où il ressort que le fils avait quelques traits du père… Côté paternel toujours on trouve un arrière-grand-père directeur du Théâtre allemand de Prague et une arrière-grand-mère, Charlotte Bondy, actrice allemande de renom. Des origines juives allemandes encore du côté de sa mère, danseuse, dont la famille parvient à fuir le nazisme.

C’est en France que Luc Bondy poursuit l’essentiel d’une scolarité terminée dans un pensionnat du côté de Prades dans les Pyrénées orientales. Il a vingt ans en 1968 et étudie le théâtre à Paris, à l’école de Jacques Lecoq, avant de partir s’installer en Allemagne. Grand lecteur, il ne prétend pas révolutionner la scène, s’inscrivant dans la tradition d’un théâtre psychologique porté par les acteurs, soucieux du geste juste, attentif aux regards, aux silences, à la tenue des corps. Il monte des classiques – Shakespeare, Goethe, Büchner – mais aussi Fassbinder (Liberté à Brême en 1972 à Nuremberg) et à partir des années 1980 Botho Strauss, dont il restera un ami proche. Et devient, à Berlin, Paris ou Vienne, l’un des maîtres de la scène européenne au théâtre comme à l’opéra, artisan brillant qui n’a pas peur des distributions de prestige et des productions dispendieuses, au risque parfois d’une certaine facilité. Moins visionnaire et tragique que Patrice Chéreau, grand frère admiré et jalousé à la fois, Luc Bondy avait pour lui une incomparable acuité intellectuelle, un don d’anticipation et de vitesse qui s’exprimait aussi dans un humour particulièrement acéré : un coup d’œil lui suffisait pour repérer défauts et points faibles chez les autres et ses flèches pouvaient être impitoyables. Mais il était aussi un éternel inquiet, un môme soucieux de capter l’attention, boulimique d’amour et de reconnaissance, un espiègle arpentant la vie comme une scène. Et jouant à cache-cache avec la maladie et la douleur physique. Plusieurs fois donné pour mourant, il avait survécu au cancer, au diabète, à une colonne vertébrale chancelante, remontant chaque fois la pente. Quand Frédéric Mitterrand annonce, en 2011, sa nomination à l’Odéon à compter de mars 2012, on s’interroge sur sa capacité à encaisser le choc. Il trouve pourtant l’énergie de signer plusieurs spectacles réussis, dont un Ivanov, avec Micha Lescot, et une version aussi cruelle que chic des Fausses confidences, avec Isabelle Huppert. Et malgré une nouvelle rechute, il espérait toujours finaliser pour le début 2016 une mise en scène d’Othello avec Philippe Torreton. Mais ce ne sont pas seulement ses mises en scène qui, en trois ans et demi de direction, ont contribué à redorer le blason du “théâtre de l’Europe” où s’était illustré Giorgio Strehler, autre maître du vieux continent. Disparu ce 28 novembre, Luc Bondy était un metteur en scène mais aussi un directeur sachant bien s’entourer. Aux manettes du festival de Vienne – Wiener Festwochen – à partir de 2004, il l’avait consolidé comme lieu majeur de la création contemporaine, invitant des artistes du monde entier, aux choix esthétiques souvent fort éloignés des siens. Un éclectisme et une qualité également au programme de l’Odéon ces dernières années. Pour Paris et pour le théâtre européen, la perte est rude.

René Solis

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