La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Ne ressembler à rien
| 27 Déc 2021

« Oh la la, je ne ressemble à RIEN ! » Vous êtes-vous déjà fait cette réflexion devant votre miroir, oh beau miroir, après quelques excès payés en bourrelets ou en gras des cuisses, ou après quelques années d’insouciance payées en rides, peau flasque et cheveux gris ?

Pire : « Je ne ressemble plus à rien ! » Ah, ce « plus » fatidique !

Avant, on ressemblait à quelque chose (à une jeune femme), maintenant, terminé, nada, on a disparu. Disparu de quoi ? Des modèles référencés, du catalogue, on est périmée. Mais n’ayons crainte, ça reviendra, on retrouvera sa place, il suffit de patienter oh allez, juste 40 petites années…

Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage. N’enrageons donc pas de n’être rien ni personne pendant 40 ans, ça ne fera pas avancer les choses et, en plus, la colère ça vieillit et ça rend laide. N’enrageons pas et, à la place, réfléchissons.

Cette traversée du désert, ce « rien » à quoi on ressemble durant ces longues 40 années aux lointains relents bibliques, porte un nom : ça s’appelle l’âgisme.

L’âgisme est si insidieux, si infiltré dans nos codes de représentation, nos mots, notre pensée, qu’on ne le repère pas toujours, qu’on le prend même pour un compliment : « Tu es ma-gni-fique ! (attendez, ça arrive… ) Tu ne fais vraiment pas ton âge ! ». Nous y voilà…

Heureusement, il y a une solution radicale à l’âgisme, toute bête, toute simple : c’est, justement, faire son âge.

Reprenons les choses dans l’ordre. Que faire, donc, lorsqu’un beau matin on se dit qu’on ne ressemble (plus) à RIEN ?

Pour commencer, ne ressembler à rien, ce n’est pas possible. Au pire, au pire du pire, on se ressemble à soi-même, avec ou sans bourrelets, peau flasque ou cheveux gris. Mais, voilà le problème, c’est précisément ça qui est dur à assumer. Et pourquoi c’est dur ? Parce que, d’abord, on a toujours besoin d’exemples, de modèles, d’images auxquelles s’identifier. À n’importe quel âge. C’est compréhensible.

Jusqu’ici, tout va bien.

Francisco de Goya, ¿Qué tal?, huile sur toile, 1810-1812, Palais des Beaux-Arts de Lille

Là où les choses se corsent c’est que, dans la vie d’une femme, il y a un angle mort, un trou noir, un tunnel, appelons ça comme on voudra, qui s’étend environ… de ses 35 à ses 75 ans, et où elle ne correspond plus à aucun un modèle assermenté. Pour le dire autrement : où aucune de nos représentations sociales, culturelles, visuelles : cinéma, publicité, mode, etc, ne lui correspond. Ne lui correspond à elle, telle qu’elle est, dans la vraie vie.

Eh oui, si on n’est plus ni mince, ni jeune, ni en état de procréer, enfin, disons-le, si on n’est plus baisable –mais qui donc instaure les critères de baisabilité ? – on n’a plus de miroir idéal auquel se mirer, d’image à laquelle s’identifier. Dans le grand miroir social, on est devenue invisible. On n’a plus, dans l’intimité du face à face avec soi-même, que son reflet à soi. Et ce n’est pas facile d’être soi, juste soi.

Sur la scène publique en effet, les femmes entre 35 et 75 ans, sont, comment dire, gommées ? Maquillées ? Floutées ? On les volatilise (c’est joli, non, comme verbe ? surtout sous cette forme transitive et non pronominale, car, socialement, on se volatilise rarement de gaieté de cœur. Sexuellement non plus, d’ailleurs). On les invisibilise. Encore un verbe qui me plaît bien, qui a fait très récemment son entrée dans le dictionnaire et signifie précisément cela : « soustraire au regard social ». Volatilise, invisibilise, on se croirait un peu dans un conte de fées, vous ne trouvez pas ? Un conte de fées, mais à l’envers.

Et comment les escamote-t-on ? Très simple : on ne les valorise pas, on ne leur donne pas la parole, on ne les regarde pas, on ne les représente pas. Et le tour est joué. Elles cessent d’exister. Actrices, on les rajeunit ou on les vieillit pour qu’elles collent à leur rôle, qui ne connaît que ces deux extrêmes. Mais, en tant que femmes de… 47 ans, ou 53 ans, ou 61 ans, elles ont disparu, avalées dans les sables mouvants du RIEN : de l’inintérêt, de l’incompétence, de l’imbaisabilité.

La langue est finalement bien faite, qui dit ce néant, cette absence abyssale : car c’est à ce moment précis que vous, devant votre glace, vous vous dites que vous ne ressemblez vraiment, littéralement, à RIEN.

Arrivée à l’âge où, enfin, vous sortez du tunnel, où vous pouvez retrouver une identité, et ressembler à quelque chose (une mamie), vous vous demanderez peut-être : mais j’étais où pendant toutes ces années ? J’étais qui ? Je faisais quoi ? Quand je n’étais ni jeune ni vieille, ni pas assez ni trop mais juste au milieu, en pleine possession de mes moyens ?

Hé bien, pendant cette parenthèse de 40 ans, je ne prenais pas une ride. Enfin, je perdais mon temps (et mon argent) à essayer. Invisiblement (bien obligée), je liftais, je succionnais, je coupais, je tranchais, j’écartelais, je comblais, je brûlais, je drainais, je botoxais, je boostais, je me bourrais d’acides et de protéines…

Mais le châtiment, le fatal châtiment, immérité comme tout ce qui est fatal, c’est qu’à force de lisser, de gommer, d’étirer, on n’a plus de traits, plus de vides ni de pleins, plus de rides d’expression, plus de rides tout court, plus d’expression tout court…

Malheur ! On s’efface, on s’auto-efface gentiment mais sûrement… Non seulement on ne ressemble à rien mais on ne se ressemble même plus !

Eh oui, quand on n’a plus de modèle ou de représentation dans lesquels se reconnaître, on dis-pa-raît.

Alors, devant des actrices comme Gillian Anderson (dans The Fall), Toni Collette (dans Wanderlust ou Unbelievable), devant les récentes sorties de stars comme Sarah Jessica Parker ou Kate Winslet (Mare of Easttown) exigeant de faire leur âge à l’écran, l’assumant dans la vie, donnant enfin figure humaine, dans leurs films ou leurs séries à des femmes –oui, oui, elles existent !- de 53, 49, 46 ou 56 ans, applaudissons des deux mains, trépignons, sautons de joie !

Et si ça nous fait un peu trembloter la cellulite, si ça nous creuse un peu les sillons naso-géniens, si ça nous dessine joliment les mal nommés plis d’amertume, tant mieux, c’est que nous rions, nous vieillissons, nous sommes vivantes !

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