La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Cité autonome
| 12 Juin 2018

Goutte d’Or–Barbès, quartier-monde, oxymore urbaine, marge au cœur de Paris. Enclave en mutation, exclusion et gentrification sur le même trottoir. Jamais aussi attractif que depuis qu’il a été déclaré “no-go zone”.

Au coin des rues Léon et Cavé, en face du bar L’Embuscade de si noble réputation, se trouve un vieux fauteuil de bureau en cuir noir défraîchi. Qu’on n’aille pas croire à un de ces abandons sauvages qui font de la Goutte d’Or la caverne d’Ali Baba des biffins et le cauchemar des services de la voirie. Ici, rien ne se crée plus depuis longtemps mais rien ne se perd non plus : tout se récupère. Inutile de prévenir la mairie : bien avant le passage du camion des encombrants, rien ne reste sur le trottoir de ce dont on voulait de débarrasser (revers de la médaille : disparaît aussi souvent ce qu’on voulait garder). La règle est aussi simple que démocratique : ce qui est posé par terre appartient au premier qui le ramasse (parfois même, cette règle mal comprise s’étend à ce qui est posé sur une table de café ou dépasse d’une poche). S’étonnera-t-on de ce que le quartier de Louise Michel et Marcel Cachin ait de la propriété une conception bien à lui ?

Le fauteuil © Sébastien Rutés (décembre 2017)

Mais personne ne touche le fauteuil en cuir des rues Léon et Myrha, malgré ses quatre roulettes en état de marche. Quand on sait les épaves qui trouvent preneur dans les parages, la tentation est forte. La raison ? C’est que ce fauteuil est en réalité un poste avancé du square Léon, cinquante mètres plus haut, et qu’à la nuit tombée un guetteur vient s’y installer. Guetteur ou rabatteur, quelle que soit sa fonction, celui-là doit jouir d’un meilleur statut que les petits dealers du pourtour du parc, qui se contentent de tabourets bancals ou de chaises de camping déglinguées et doivent se lever à chaque client pour aller récupérer le haschisch caché derrière les pneus des voitures en stationnement.

Pas celui du coin des rues Léon et Myrha, qui trône solitaire dans son fauteuil de ministre, avachi comme dans son salon, chez lui à ce coin de rue, mystérieux et hiératique comme un gardien des Enfers.

Car, si la Goutte d’Or est une enclave dont on glose l’extraterritorialité, le square Léon fait office d’enclave dans l’enclave, de cercle dans le cercle. Indéniablement, un territoire à part, avec ses règles et sa sociologie propres. Comment expliquer sinon qu’il soit officiellement ouvert jusqu’à vingt-trois heures trente, été comme hiver ? Aucun autre parc de Paris ne ferme aussi tard. En vertu de quoi ce privilège ? Des tardifs horaires des habitants du Sud habitués aux journées de canicule ? De la logique policière selon laquelle il faut rassembler pour mieux contrôler ? On se perd en conjectures…

Dans le passé, des vignes poussaient là, ces fameuses vignes à l’origine du nom du quartier, entre les moulins où Étienne Marcel serait venu observer les dégâts de la Grande Jacquerie, accompagné du roi de Navarre, en 1358, et où l’empereur Charles IV et le roi Charles V auraient parlementé en 1378. Certains historiens affirment que celui qui occupait l’emplacement du square était le fameux moulin de la Tour, à l’intérieur duquel le capitaine Guéry résista héroïquement aux protestants du prince de Condé en 1567, le jour de l’assassinat d’Anne de Montmorency (d’autres situent plutôt pour le moulin de la Tour sur la colline des Potences, là où Jeanne d’Arc aurait combattu les Anglais). Toujours est-il qu’il fut connu jusqu’à sa disparition comme le moulin Fauvet, du nom d’un propriétaire du terrain. Le Père Fauvet, équivalent local du Père Lathuile de l’autre côté de Montmartre, tenait sous la Restauration, entre les « sentiers bordés d’aubépines », une guinguette où l’on « venait manger des œufs et boire du vin du cru » (Curiosités du vieux Montmartre, 119), et fut apparemment assez illustre pour qu’on rebaptise un temps « butte Fauvet » la butte des Cinq Moulins.

Sentier champêtre bordé d’aubépines serpentant à flanc de colline, le passage Fauvet, rebaptisé passage Léon, devait tenir du maquis de Montmartre. Il « n’a ni gaz ni eau », est « éclairé par une lampe à l’huile à l’extrémité d’un réverbère » et « pour les eaux ménagères, il faut aller les vider dans un trou, au bout du passage ». « Il n’appartient pas à l’État, aussi n’est-il pas gardé par la police », lit-on en 1888 dans le Bulletin de la Société d’Histoire et d’Archéologie du XVIIIe Arrondissement, qui rappelle que le père Fauvet en interdisait l’accès à ceux dont la tête ne lui revenait pas (un marchand de couleur qui vivait dans le passage se vit défendu de l’emprunter « à pied, à cheval ou en voiture » pour une obscure raison). La même année, dans la Revue générale littéraire, politique et artistique, un certain Paul Hugounet s’enthousiasme pour « la cité autonome des moulins Fauvet et le passage Léon où pas un sergent de ville n’a le droit de pénétrer même pour expulser un joueur d’orgue de Barbery » (sic).

Déjà !

Les choses n’ont guère changé, et c’est ce qui frappe : la persistance de l’esprit de certains lieux. Le vieux passage Léon, surnommé le « Ghetto parisien » à la fin du XIXe siècle, le long duquel on entassa les débris des percements des boulevards haussmanniens, ce passage bordé d’immeubles insalubres a été remplacé dans les années 1970 par une zone de terrains vagues connue comme « la Démole », puis par ce square dont une des allées rappelle son ancien tracé, ce vieux passage a disparu et pourtant son esprit demeure dans ces allées tortueuses au fond desquelles on chuchote à la nuit tombée, dans la pénombre d’un éclairage public inexistant qu’allument par intermittence les braises de joints comme des yeux d’animaux sauvages, dans la liberté dont on semble jouir derrière les fourrés et le long des pignons aveugles des immeubles voisins, ainsi que dans ces modernes pères Fauvet qui scrutent avec méfiance ceux qui s’approchent de trop près :

–T’es du quartier ?
–Oui ?
–Ah, d’accord.

Qu’a-t-il voulu me dire, ce jeune homme en faction rue Cavé ? Sans doute rien de plus que perpétuer l’héritage du passé. À la Goutte d’Or, rien ne se perd, rien ne se crée : tout se recycle. Même l’esprit des lieux…

Sébastien Rutés
(No-)go zone

EnregistrerEnregistrer

EnregistrerEnregistrer

EnregistrerEnregistrer

EnregistrerEnregistrerEnregistrerEnregistrer

0 commentaires

Dans la même catégorie

32, rue Polonceau : une histoire criminelle

Refuge de malfaiteurs, théâtre de crimes passionnels et cachette de receleurs, l’hôtel du 32, rue Polonceau a abrité toutes les passions humaines depuis sa construction jusqu’à la Seconde guerre mondiale. Il fait la preuve une fois encore, si besoin était, de cet esprit des lieux qui, à la Goutte d’Or, survit aux changements de propriétaires comme aux démolitions. (Lire l’article)

Rue Ordener

Perçu par certains comme un réduit islamiste, la Goutte d’Or a été et est encore un quartier juif. Elle est aussi un quartier juif, voudrait-on dire. Car, au-delà des stéréotypes et des préjugés, la Goutte d’Or n’appartient ni aux uns ni aux autres : depuis ces premières vagues de réfugiés qui fuyaient les pogroms jusqu’aux migrants d’aujourd’hui, elle reste un quartier cosmopolite où les solidarités prennent le pas sur les différences. (Lire l’article)

Siffler en travaillant

S’il lui est étroitement associé, le quartier n’a pas attendu le hip-hop pour jouer un rôle dans l’histoire de la musique. Sans surprise, plutôt du côté des besogneux que des virtuoses. Pour la musique, il en va de même : la Goutte d’Or fut longtemps un quartier de facteurs d’instruments, sans doute à cause de la proximité des fonderies. Ainsi l’histoire de la musique à la Goutte d’Or épouse-t-elle l’histoire ouvrière. (Lire l’article)

Cultures, culture : 1-8, quartier hip hop

Depuis vingt ans que j’habite à Marcadet-Poissonniers, il est un work in progress dont je ne me lasse pas de contempler les mues : les 300 mètres du mur graffé de la rue Ordener, le plus grand peint à la bombe en Europe paraît-il. Fresque-palimpseste, vivante trace de la longue aventure commune entre ce XVIIIe Est et la culture hip hop, l’un des plus riches, populaires et complexes mouvements de notre pays depuis 30 ans, qui trouve dans un tel quartier un royaume de prédilection. Balade parmi les repères & repaires du rap made in 1-8… (Lire l’article)

Culture, cultures

La Goutte d’Or n’est pas très présente en littérature, mais une seule œuvre a suffi. La Goutte d’Or, c’est L’Assommoir. Aujourd’hui, une placette mal fichue est ainsi baptisée. Pour le reste, Boris Vian donne son nom à un escalier décrépit et Carco à un coude insalubre où vécut l’ogresse Jeanne Weber qui étrangla une dizaine d’enfants du quartier à la fin du XIXe siècle… Et c’est à peu près tout pour la littérature. En apparence car, à la Goutte d’Or, quartier en tension entre le visible et le clandestin, même la culture se cache. (Lire l’article)