La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Franciade
| 13 Fév 2018

Goutte d’Or–Barbès, quartier-monde, oxymore urbaine, marge au cœur de Paris. Enclave en mutation, exclusion et gentrification sur le même trottoir. Jamais aussi attractif que depuis qu’il a été déclaré “no-go zone”.

La France est annulée jusqu'à nouvel ordre (Rue Saint Bruno, La Goutte d'Or, Paris). Photo Sébastien RutésÀ l’angle des rues Saint-Bruno et Saint-Luc, juste en face de l’école maternelle où s’alignent les trois mots de la République, on a tagué à l’encre noire : « La France est annulée jusqu’à nouvel ordre ».

Je vais prendre ma photo, un monsieur fait de même avec son téléphone portable. En me montrant une voiture de la mairie stationnée le long de l’église, il confesse : « Moi, c’est pour le faire effacer ». Il a l’air un peu gêné. « Moi, c’est pour m’en souvenir ». Il sourit, l’air complice. Si ça ne tenait qu’à lui…

La France annulée ? Vu de la Goutte d’Or, on pourrait le croire. Oh, bien sûr, elle dévale les rues toutes sirènes hurlantes, la France, elle patrouille jour et nuit, elle gueule à la peinture blanche sur les murs pour les faire taire. Mais on a tellement répété aux gens d’ici qu’ils n’étaient pas la France qu’ils finiraient presque par y croire.

Il faut dire, ils habitent rue de Laghouat, de Tombouctou, d’Oran ou de Suez. Ils font leurs courses à « Little Africa », autour du marché Dejean, aussi connu comme « Harlem sur Seine ». Ou plus bas, entre le boulevard de La Chapelle et la rue de la Goutte d’Or, à la « Petite Alger ». La « Casbah », si on préfère.

Et puis, on se souvient de Marine Le Pen à propos des prières de rue : une occupation « sans soldat et sans char ». Les envahisseurs sont là ! La rue Myrha où se situe la mosquée s’appelait rue de Constantine, jadis… À son procès, la leader frontiste s’était défendue : « J’aurais pu aussi parler de l’occupation par les Anglais à l’époque de Jeanne d’Arc ». Ironie de l’Histoire : à l’époque, c’était la Pucelle d’Orléans qui campait à La Chapelle, et les Anglais occupaient Paris soutenus par la population…

Occupé, le quartier l’a été : par les Prussiens en 1814. Marine Le Pen n’en a pas parlé, des Prussiens. Aujourd’hui, rebelote : on n’est plus chez soi ! Et dire que c’était ici le quartier de la Nouvelle France au XVIIIe, et La Chapelle Franciade sous la Révolution !

Cependant, la question posée sur le mur de la rue Saint-Bruno n’est pas de savoir si la Goutte d’Or est encore la France, mais si la France existe toujours. Rue Marx Dormoy, un monsieur me tend un papier sur lequel sont griffonnés les mots : « terredasile » et « Jaures ». Ce n’est pas une citation de l’apôtre de la paix. Non, « un frère » lui a conseillé de s’adresser à l’association France Terre d’Asile, rue Doudeauville. « Mais c’est fermé. » Je demande : « Et Jaurès ? ». « Il paraît que je pourrai y dormir. » Et il conclut, dans son élégant français d’Afrique : « C’est très contrariant. » Sa façon à lui de dire qu’il va encore passer la nuit à la rue.

Tous ces réfugiés d’Afrique et du Moyen-Orient qui s’endorment chaque soir sur les trottoirs de la Goutte d’Or, dans les squares, sous les buissons, et qui errent dans ses rues la journée, ils la cherchent, la France. Où est-elle ? C’est encore loin ? Du côté de ce Sacré-Cœur qui barricade l’horizon de chaque rue, là-bas ? On est à la Goutte d’Or au pied de Montmartre comme Sisyphe devant sa montagne. Condamné à y rester. Je connais un instituteur du quartier dont la plupart des élèves de huit ans n’ont jamais pris le métro. Et ne sont jamais « allés à Paris »…

Pour les migrants, la Goutte d’Or est un purgatoire, et la Terre d’Asile rien d’autre que le nom d’une association griffonné sur un bout de papier. On les voit chaque matin faire la queue en attendant l’ouverture des portes. Souvent, la file s’étire le long de la rue Doudeauville, baptisée ainsi en remerciement de « l’intarissable bonté et la haute protection » dont le Ministre du Roi honorait La Chapelle. Autres temps, autres mœurs…

La file tourne au coin de la rue Jean Robert, puis rue Ordener. Presque tout le tour du pâté de maison. Une triste ronde infinie, un serpent qui se mord la queue : bonne métaphore de ce quartier en éternel recommencement.

La terre d’asile, ces gens-là tournent autour sans jamais la voir. Ils sont les héritiers de ces Bohémiens qui s’installèrent tout près de là en 1427, après qu’on leur interdit l’entrée de la ville. C’était les premiers que Paris ait vus, ils arrivaient de Basse-Égypte comme ces Érythréens que fait désormais fuir la guerre. « Le teint noir, les cheveux crépus, les oreilles percées et garnies de boucles d’oreilles. » Après quelques semaines, l’évêque les fit chasser parce qu’ils disaient la bonne aventure. Terre d’asile…

Pendant qu’ils patientent des heures et des heures dans la file, c’est à ces gens-là qu’il faudrait demander leur avis. Annulée, la France ? Peut-être seulement suspendue. Pour une durée indéterminée.

Sébastien Rutés
(No-)go zone

0 commentaires

Dans la même catégorie

32, rue Polonceau : une histoire criminelle

Refuge de malfaiteurs, théâtre de crimes passionnels et cachette de receleurs, l’hôtel du 32, rue Polonceau a abrité toutes les passions humaines depuis sa construction jusqu’à la Seconde guerre mondiale. Il fait la preuve une fois encore, si besoin était, de cet esprit des lieux qui, à la Goutte d’Or, survit aux changements de propriétaires comme aux démolitions. (Lire l’article)

Rue Ordener

Perçu par certains comme un réduit islamiste, la Goutte d’Or a été et est encore un quartier juif. Elle est aussi un quartier juif, voudrait-on dire. Car, au-delà des stéréotypes et des préjugés, la Goutte d’Or n’appartient ni aux uns ni aux autres : depuis ces premières vagues de réfugiés qui fuyaient les pogroms jusqu’aux migrants d’aujourd’hui, elle reste un quartier cosmopolite où les solidarités prennent le pas sur les différences. (Lire l’article)

Siffler en travaillant

S’il lui est étroitement associé, le quartier n’a pas attendu le hip-hop pour jouer un rôle dans l’histoire de la musique. Sans surprise, plutôt du côté des besogneux que des virtuoses. Pour la musique, il en va de même : la Goutte d’Or fut longtemps un quartier de facteurs d’instruments, sans doute à cause de la proximité des fonderies. Ainsi l’histoire de la musique à la Goutte d’Or épouse-t-elle l’histoire ouvrière. (Lire l’article)

Cultures, culture : 1-8, quartier hip hop

Depuis vingt ans que j’habite à Marcadet-Poissonniers, il est un work in progress dont je ne me lasse pas de contempler les mues : les 300 mètres du mur graffé de la rue Ordener, le plus grand peint à la bombe en Europe paraît-il. Fresque-palimpseste, vivante trace de la longue aventure commune entre ce XVIIIe Est et la culture hip hop, l’un des plus riches, populaires et complexes mouvements de notre pays depuis 30 ans, qui trouve dans un tel quartier un royaume de prédilection. Balade parmi les repères & repaires du rap made in 1-8… (Lire l’article)

Culture, cultures

La Goutte d’Or n’est pas très présente en littérature, mais une seule œuvre a suffi. La Goutte d’Or, c’est L’Assommoir. Aujourd’hui, une placette mal fichue est ainsi baptisée. Pour le reste, Boris Vian donne son nom à un escalier décrépit et Carco à un coude insalubre où vécut l’ogresse Jeanne Weber qui étrangla une dizaine d’enfants du quartier à la fin du XIXe siècle… Et c’est à peu près tout pour la littérature. En apparence car, à la Goutte d’Or, quartier en tension entre le visible et le clandestin, même la culture se cache. (Lire l’article)