La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Yeehaw !
| 21 Juil 2018

Goutte d’Or–Barbès, quartier-monde, oxymore urbaine, marge au cœur de Paris. Enclave en mutation, exclusion et gentrification sur le même trottoir. Jamais aussi attractif que depuis qu’il a été déclaré “no-go zone”.

En mon absence, il m’arrive de louer mon appartement, généralement à des touristes étrangers. Jusqu’ici, le revers de la carte postale I love Paris séduisait, depuis ces Anglais qui invitèrent tous les serveurs des bars de la rue à de mémorables afters chez moi jusqu’au Russe qui demanda sa fiancée en mariage au restaurant des Routiers, à Marx Dormoy. Et puis vint ce couple de jeunes Américains sympathiques, horrifiés par la saleté des rues, ces hommes seuls qui braillent à toute heure de la nuit (que sait-on du ramadan sur la côte Ouest ?), la pauvreté (toujours dangereuse) et l’absence de sites touristiques highlight dans leur guide de voyage. Bref, un reportage à la Fox News, le cauchemar de la middle class, la no-go zone !

Depuis que je vis ici, j’ai vu suffisamment de choses depuis mon sixième étage pour ne pas donner tout à fait tort à mes Californiens (j’imagine leur jolie banlieue pavillonnaire fleurie, leur gated community aux voisins vigilants qui briquent leur grosse cylindrée dans l’allée du jardin en souriant aux cops qui passent au ralenti, ma no-go-zone à moi, cauchemar du rêve américain, mes clichés hollywoodiens) : bagarres de rues, vols à la tire, poursuites, accidents de voiture, rixes d’ivrognes. Dans les quatre rues qui bordent mon pâté de maisons, je compte en trois ans deux meurtres, un par balle, l’autre au couteau, et l’incendie criminel d’un immeuble qui a fait huit victimes, dont deux enfants. No doubt, c’est la no-go-zone, les chiffres sont là, no trespassing, les statistiques, go away !

© Sébastien Rutés

Mais, revers de la médaille, la zone de non-droit a justement cet avantage qu’on ne s’y embarrasse guère des lois. Goutte d’Or aux deux facettes : la liberté pour contrepartie de l’insécurité. Les Américains n’y sont pas sensibles ? Il est loin le temps de la conquête de l’Ouest… Ici, à l’ombre de la mauvaise réputation du quartier, protégé par l’indifférence de ceux qui regardent ailleurs en se pinçant le nez (le bruit et l’odeur), à la faveur de la tolérance des policiers qui n’y viennent pas fourrer le leur, bien contents de circoncire la délinquance dans ce périmètre de sécurité, on jouit de liberté comme nulle part ailleurs dans Paris. L’été, les jours de chaleur comme aujourd’hui, elle s’étale aux yeux de tous, impudique, à fleur de rue tout comme aux fenêtres où pend le linge.

L’été, dans ma rue, un voisin qui vit dans une ancienne épicerie sort table et chaises pour le déjeuner dominical sur le trottoir. Le passant contourne en saluant. Plus haut, les graveurs font de même devant leur atelier, chaque soir pour l’apéro. Eux ont pensé aux chaises longues. Pendant tout le ramadan, inutile d’essayer de se garer devant l’arabe du coin : des cageots de coriandre gardent toute la journée la place pour le repas du soir, tabourets et tréteaux, chorba pour tous. L’été, place de l’église Saint-Bernard, on pique-nique, tandis qu’au hameau Saint-Ange, c’est la plage. Dans les rues en pente, on ouvre les vannes des caniveaux. Des vieux messieurs en djellaba y posent dignement leur chaise et s’assoient pieds-nus, les orteils au frais, éclaboussés par des gamins en maillot de bain. Dans le reflet du soleil sur la chaux des façades, la rue de la Charbonnière prend des allures d’Alger la Blanche, et les toits en zinc des reflets de Méditerranée. La Goutte d’Or, c’est un peu les vacances toute l’année pour ceux qui n’en ont pas…

Pour vivre ici, il faut l’avoir compris. Il faut aimer cette liberté, et accepter d’en payer le prix. Go west, young man ! Voilà ce qu’on voudrait dire à nos Américains. À la Goutte d’Or règne l’esprit de la frontière. F. J. Turner prétendait que c’était là, dans l’espace mouvant de cette limite sans cesse repoussée, qu’était né l’esprit américain ; la frontière de Paris est une frontière intérieure, et son véritable cœur bat sans doute là, où le melting pot s’éprouve au quotidien, sans guerres indiennes ni conquête. Les frontières de la Goutte d’Or sont immuables mais à l’intérieur, à la découverte de l’autre, se forge l’incessant renouvellement de notre identité.

Pour une fois, la droite parisienne qui dénonce périodiquement le « Far West » à Barbès n’a pas tout à fait tort. Celui qui a contemplé les grandes plaines aux herbes folles sous les ponts de la gare de l’Est le sait. Le soir, quand le soleil est bas, on devine à l’horizon des réservoirs d’eau et des girouettes de western, tandis que des arbustes roulent au passage lent des trains. Appuyé aux grilles, on rêve d’un ailleurs vierge où nous conduirait le dernier train pour Gun Hill…

© Sébastien Rutés

Le quartier et l’Ouest américain ont d’ailleurs entretenu d’étranges rapports. Juste après la guerre, un millionnaire texan fit construire rue de la Goutte d’Or un « centre commercial populaire » à la place de bâtiments détruits par des bombardements. On disait l’Américain coiffé d’un grand Stetson et armé d’une canne revolver, et ses baraques de bois aux allures de saloons, peu à peu laissées à l’abandon, rappellent à ceux qui s’en souviennent les villes minières désaffectées. Fantasmes de western au cœur de Paris…

La Goutte d’Or est ce Far West. Celui des desperados, où règne la loi du plus fort, le chacun pour soi, la loi de l’Ouest, « fait aux autres ce que tu ne voudrais pas qu’ils te fassent avant qu’ils te le fassent », le territoire Comanche où personne n’ose s’aventurer, souvenir d’Apaches de faubourg dix-neuvième, mais c’est aussi cette terre d’espoir où de nouveaux colons arrivent chaque jour de l’Est en quête des conditions de vie meilleures et de liberté. Yeehaw ! Des colons qui survivent comme leurs aînés dans des tentes de fortune, le cercle des chariots de la solidarité pionnière, comme des trappeurs sous les platanes des squares. Moderne ruée vers l’or des miséreux de toutes part : mes Californiens ne se souviennent donc de rien ?

À moins que la Goutte d’Or ne soit une réserve indienne, à la fois refuge et prison de ceux qui rêvaient de grands espaces sans barbelés dans la prairie, des grandes nations nomades éprises de liberté, condamnées à disparaître à petit feu.

Pour vivre à la Goutte d’Or, il faut avoir conservé un peu l’esprit pionnier…

Sébastien Rutés
(No-)go zone

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