La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Tu me la Bayes belle !
| 16 Août 2016

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Les Jeux Olympiques avancent et, du moins on peut l’espérer, les contrôles anti-dopage se multiplient dans l’espoir de faire oublier le “scandale russe” récemment révélé. Cependant, on ne peut pas tester tout le monde (sans même parler du fait que, comme nous l’avons appris, les échantillons d’urine peuvent mystérieusement disparaître). Comment alors choisir au mieux les athlètes à contrôler ?

Les maths peuvent y aider – en particulier une petite merveille appelée le théorème de Bayes, véritable couteau suisse à l’œuvre dans de multiples raisonnements, et outil intellectuel d’une profondeur philosophique abyssale.

Pour le présenter, jouons d’abord à un petit jeu. Jim, un inconnu rencontré au cours d’une soirée, vous affirme qu’il possède le don de télékinésie et qu’il est capable de diriger une pièce de monnaie par la pensée ; pour preuve, il sort de sa poche une pièce de un euro et se propose de vous le démontrer en tirant pile dix fois de suite. Vous êtes cependant sceptique, et demandez à Jim de tenter plutôt l’expérience avec une pièce à vous. Il vous répond que le lien psychique qu’il a développé à force de travail avec sa propre pièce fétiche est un élément fondamental de succès. Toutefois, indique-t-il, si vous lui donnez un euro à vous, qu’il gardera quelques minutes dans la main gauche tout en serrant le sien dans la main droite, les deux pièces pourront avec un peu de chance développer par son intermédiaire une intrication psycho-quantique suffisante pour que la vôtre fonctionne aussi. Si c’est le cas, vous prévient-il, il devra cependant conserver votre euro à jamais, car séparer des pièces intriquées est dangereux, comme on le sait depuis Einstein. Êtes-vous prêt à parier un euro là-dessus ?

Dont acte, car votre curiosité est éveillée. Vous soupçonnez évidemment Jim d’être un prestidigitateur de salon muni d’une pièce aux faces identiques, mais il est aussi possible qu’il s’agisse d’un doux illuminé sincèrement convaincu de son don paranormal ; s’il n’arrive à rien avec votre pièce, il en conclura simplement que l’intrication recherchée ne s’est pas produite et vous laissera tranquille. Vous lui confiez donc un euro et surveillez soigneusement son manège. Jim prend votre pièce dans une main et la sienne dans l’autre ; rien ne semble se passer pendant les cinq minutes suivantes, qu’il met à profit pour vous raconter sa vie. Puis Jim porte la main droite à sa poche pour y ranger sa pièce, avant d’ouvrir la main gauche et d’y reprendre votre pièce, qu’il lance dix fois de suite en obtenant, ô miracle, pile à chaque tirage !

Pour vous, pas de doute : soit on vient de vous démontrer un phénomène extra-sensoriel extraordinaire, ce à quoi vous ne croyez guère, soit c’est de la prestidigitation. Cependant, l’honnêteté intellectuelle exige que vous exploriez au moins superficiellement les deux options. Compte tenu de ce que vous venez de voir, quelle est la probabilité que vous soyez témoin d’une supercherie et non d’un incroyable talent ?

Le théorème de Bayes s’intéresse à ce que l’on appelle les probabilités conditionnelles. Étant donné deux faits ou événements incertains – par exemple A : “la pièce est truquée” et B : “Jim tire dix fois pile”, qui ont chacun une certaine probabilité a priori de se produire, on appelle probabilité de l’un sachant l’autre la probabilité que le premier se produise dans les situations où le second est avéré. La très jolie formule au cœur du théorème de Bayes indique alors que la probabilité de A sachant B, multipliée par la probabilité de B, est égale à la probabilité de B sachant A multipliée par la probabilité de A.

Revenons à l’instant précédent le tirage. À ce stade, vous soupçonniez Jim d’être un prestidigitateur mais sans en être certain ; par ailleurs vous n’aviez rien vu de louche dans son comportement malgré votre attention constante. Vous pouviez donc estimer à une chance sur deux le fait que la pièce utilisée pour le tirage soit en fait une pièce truquée échangée avec la vôtre. En conséquence, à ce stade, vous pouviez également estimer à un peu plus de 50% la probabilité de voir effectivement sortir pile dix fois de suite lors du tirage à venir : ce résultat serait certain dans le cas d’une pièce truquée (une chance sur deux), et possible avec une très faible probabilité (environ une chance sur mille) avec une pièce normale.

Puisque le tirage a effectivement donné pile dix fois de suite, cette nouvelle information change l’état de vos connaissances et modifie la probabilité a posteriori que la pièce soit truquée : cette probabilité est justement la probabilité conditionnelle que la pièce soit truquée, sachant que la série de pile est sortie. Le théorème de Bayes vous permet de la calculer. Elle est égale à la probabilité de tirer dix fois pile avec une pièce truquée (soit 100%), multipliée par la probabilité a priori que la pièce soit truquée (soit 50%), et divisée par la probabilité a priori de voir sortir la série (soit un poil plus que 50%). Calcul fait, vous obtenez une probabilité de presque 100% : votre soupçon initial que la pièce soit truquée s’est transformé en quasi-certitude. Au lieu de vous convaincre d’un don extrasensoriel, le tirage de Jim ne fait que renforcer votre conviction initiale : non seulement Jim utilise une pièce truquée mais il l’a habilement substituée à la vôtre. Joli tour de magie qui valait bien un euro, au reste !

Nous pouvons maintenant appliquer ce type de raisonnement, appelé inférence Bayésienne, au problème du dopage. Vous faites partie de la commission médicale nommée par le CIO, et êtes chargé de choisir les athlètes à tester en priorité, en dehors des tests systématiques que subissent entre autres tous les médaillés et recordmen. Pour des raisons politiques, il vous est demandé de faire preuve de doigté, mais aussi d’éviter au maximum de devoir invalider a posteriori une médaille ou un record – publicité négative dont les Jeux se passeraient bien.  Votre attention est attirée par un certain Vladimir P., athlète aux performances jusqu‘ici correctes mais sans flamboyance, qui s’est qualifié de manière quelque peu inattendue pour les demi-finales du 100 mètres, dans la même série qu’Usain Bolt. A priori, et compte tenu des récents événements, vous lui donnez une chance sur deux d’être un peu aidé chimiquement. Ses statistiques personnelles vous enseignent qu’il a normalement environ 10% de chances de battre Usain Bolt ; en cas de dopage, vous estimez qu’il monterait au niveau de Yohan Blake, qui comme nous l’avons vu la semaine dernière peut battre Bolt dans 20% des cas. Or, contre toute attente, Vladimir court un cent mètres d’anthologie et se qualifie pour la finale en coiffant Usain Bolt au poteau !

Quelle est maintenant la probabilité que Vladimir soit dopé, sachant qu’il a effectivement battu Bolt?  Le théorème de Bayes vous donne la réponse : c’est la probabilité qu’il batte Bolt en cas de dopage (soit 20%), multipliée par la probabilité a priori qu’il soit dopé (50%), et divisée par la probabilité a priori qu’il batte Bolt. Cette dernière était, avant la course, de 15% (car s’il était dopé, soit une chance sur deux, il pouvait battre Bolt dans 20% des cas, contre 10% s’il était clean). Calcul fait, vous obtenez une probabilité de deux chances sur trois que Vladimir soit dopé. Il y a largement de quoi décider de le contrôler dès maintenant, avant la finale, histoire de ne pas devoir invalider plus tard une médaille d’or du cent mètre indument gagnée.

Voici donc un bien bel outil, permettant d’affiner notre connaissance au gré des nouvelles informations qui nous parviennent. Il convient cependant de s’en méfier un peu. En effet, un aspect particulièrement passionnant du raisonnement Bayésien est que votre conclusion a posteriori dépendra toujours de vos connaissances ou croyances a priori.   

Revenons à votre interaction avec Jim le magicien. Il se trouve qu’un autre invité, Max, observe toute la scène. Contrairement à vous, Max est assez ouvert aux sciences occultes ; loin de considérer l’option d’une pièce truquée, son hypothèse de départ est plutôt que Jim possède peut-être un don télékinésique réel, disons avec une chance sur deux, sans exclure pour autant l’option d’une affabulateur sincère. Après avoir vu Jim lancer votre pièce, Max est fondé à utiliser le théorème de Bayes exactement comme vous l’avez fait : le même calcul s’applique alors exactement, et d’un doute initial forge une quasi-certitude. Max est donc sorti de là tout aussi convaincu du talent paranormal de Jim que vous l’êtes, vous, de ses talents de prestidigitateur, et le pauvre révérend Bayes ne peut rien faire pour départager vos points de vue.

La seule différence notable entre Max et vous porte en fait sur ce qui se serait passé si Jim n’avait pas réussi à tirer dix piles de suite. En effet, dans ce cas, votre hypothèse d’une pièce truquée aurait dû être éliminée définitivement – ne laissant que l’option d’un doux illuminé ; en revanche, Max aurait pu conserver son doute initial quant à l’existence d’un réel talent kinésthétique, empêché cette fois-là de s’exprimer par un manque de résonance psycho-quantique entre votre pièce et celle de Jim (à qui on ne saurait le reprocher puis qu’il vous avait prévenu que cela pouvait ne pas marcher). Votre hypothèse est donc plus réfutable que la sienne, ce que la philosophie des sciences  approuve, mais dont les maths n’ont cure.

De même, un supporter de Vladimir pourrait jurer ses grands dieux (voire croire sincèrement) que la performance en progrès de ce dernier est due aux nouvelles méthodes d’entrainement mises en place par l’équipe nationale. Ce supporter serait fondé à ré-évaluer l’efficacité de ces méthodes après la victoire sur Usain Bolt, et les probabilités à elles seules ne sauraient lui donner tort : seul un test antidopage peut réellement dire ce qu’il en est.

Comme cette histoire l’illustre, une probabilité n’est donc pas toujours indicatrice d’une proportion de cas possibles que l’on puisse dénombrer objectivement, loin de là : parfois, et même fort souvent, elle ne traduit rien d’autre que notre ignorance, nos a priori et nos biais, lesquels évoluent à mesure que nous acquérons de nouvelles informations. Les maths nous permettent de raisonner en fonction de nos croyances, mais rarement de les valider ou de les réfuter. Il n’est pas inutile de s’en souvenir.

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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