La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 16 Mai 2016

“Le Nombre imaginaire” ou les mathématiques comme terrain de jeu où l’imagination seule fixe les limites.

Nous l’avons rappelé, il n’existe pas de Prix Nobel d’économie (mais bien un Prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel, ce qui reste tout de même assez classe). Il n’existe pas non plus de prix Nobel de mathématiques : la légende veut que la compagne d’Alfred Nobel l’ait trompé avec un mathématicien, d’où sa rancœur envers la profession (si non è vero, è bene trovato). À la place nous avons la médaille Fields (très, très classe également).

Ce n’est de loin pas le seul point commun entre ces deux disciplines, dont il faut bien constater que la relation qu’elles entretiennent, et que nous explorerons un peu dans les prochaines chroniques, est à la fois très intime et très conflictuelle. Pourquoi donc ?

Ces deux disciplines sont en quelque sorte à l’opposé du spectre des sciences. La science pure et dure, au sens de Karl Popper, procède par observation, synthèse, établissement d’hypothèse, prédiction, expérience, réfutation ou confirmation temporaire. L’empirisme en reste l’autorité suprême : ce qui ne cadre pas avec les données expérimentales (aux incertitudes près) est, par définition, faux ou du moins approximatif. Une théorie scientifique n’est donc jamais prouvée : on ne peut que la réfuter ou la conserver en attendant mieux. Même l’éclatante confirmation offerte récemment à la théorie de la relativité par la détection d’ondes gravitationnelles cent ans après leur prédiction par Einstein ne nous assure pas que cette théorie est complète ; de fait nous avons toutes raisons de penser qu’elle ne l’est pas puisqu’elle contredit dans certaines conditions la physique quantique, autre pilier tout aussi fermement établi de la physique contemporaine. Mais en attendant une éventuelle théorie unifiée du tout, théorie M ou autre gravitation quantique à boucle, ça marche, et comment !

Les maths échappent à l’exigence empirique dans la mesure où une théorie mathématique n’a de comptes à rendre qu’à elle-même et non à une quelconque réalité objective dont elle devrait rendre compte. Ce qu’on lui demande ?  D’être cohérente, c’est-à-dire de ne pas démontrer tout et son contraire ; et d’être la plus expressive et complète possible, c’est-à-dire de formaliser et de démontrer des énoncés intéressants, non triviaux. Que cette théorie soit adaptée ou non à la représentation et à la prédiction de phénomènes du monde sensible, voilà qui n’est pas en soi un problème mathématique. Libre à vous d’adopter l’arithmétique classique ou l’arithmétique Shadok pour faire vos comptes : ce choix peut dépendre de la forme de votre planète, de la longueur de vos pattes ou de votre propension à pondre des œufs en fer, mais aucune propriété intrinsèque de ces deux théories ne saurait seule guider votre choix. On sait même qu’il est impossible pour une théorie mathématique intéressante et cohérente d’être totalement complète (une telle théorie permettra toujours d’exprimer des énoncés qu’elle ne permet ni de prouver ni de réfuter), ce qui implique qu’elle ne peut représenter totalement la réalité objective si tant est qu’une telle chose existe.

À l’opposé du spectre, l’économie vise à étudier les règles (s’il en est) qui régissent les échanges entre individus, entre groupes sociaux, entre “acteurs” du marché. Il est difficile de trouver une discipline plus ancrée dans le réel. Force est pourtant de reconnaître qu’à première vue l’empirisme y bat souvent de l’aile. Quand, pour la dernière fois, avez-vous entendu un économiste en vogue admettre que les résultats constatés, contredisant les prédictions antérieures, remettent en cause les théories admises, et suggérer de nouvelles hypothèses sur la base de ces nouvelles observations ? Nous croulons plutôt sur les justifications a posteriori, la théorie étant mise à contribution pour expliquer ses propres échecs – et ce, quelle que soit l’obédience considérée. Les Chicago boys du FMI nous ont donné des exemples remarquables de persévérance dans l’erreur, tout comme les plans quinquennaux d’un autre temps ; nous ne pouvons pas non plus exclure que des théories économiques nouvelles, par exemple fondées sur les traits coopératifs de l’espèce humaines, achoppent sur le même obstacle.

Est-ce donc à dire que les économistes sont des charlatans et les mathématiciens des solipsistes ? Certainement pas. Les économistes n’utilisent peut-être pas toujours les outils mathématiques les plus avancés de l’arsenal, mais ils font des maths, parfois très complexes, et, dans le cadre des théories mathématiques qu’ils se donnent, ils raisonnent sainement.  

Une caractéristique majeure de l’économie tient au nombre invraisemblable de paramètres susceptibles d’entrer en jeu dans les phénomènes qu’elle étudie. Le physiciens du CERN, quand ils étudient des collisions de particules, travaillent sur un nombre raisonnablement petit de paramètres susceptibles d’influencer le résultat de l’expérience, par exemple l’énergie des accélérateurs, sur lesquels ils ont un contrôle très fin. La récente détection des ondes gravitationnelle impliquait de filtrer le bruit de fond (phénomènes sismiques, marées, activités humaines) pour détecter entre les masses témoin, séparées de plusieurs kilomètres, un déplacement d’un dixième d’atome – il s’agit d’un tour de force invraisemblable, mais concevable grâce au nombre encore une fois raisonnable de paramètres à gérer. L’économiste, en revanche, doit ou devrait prendre un compte un nombre arbitrairement élevé de paramètres, aussi bien touchant à la psyché humaine, à l’information disponible aux acteurs, à leur intérêt réel ou perçu, aux lois et usages en vigueur, aux influences inconnues et difficiles à démêler de la météo voire de la superstition… et, in fine, à l’environnement et au comportement rationnel ou non de chacun des être humains (et, de plus en plus, ordinateurs) impliqués dans l’échange économique. Prendre en compte l’ensemble de ces facteurs est tout simplement impossible : l’économiste, aussi honnête et scrupuleux soit-il, est donc condamné à travailler sur un modèle simplifié du monde, sélectionnant certaines caractéristiques qui lui paraissent potentiellement intéressantes et raisonnablement mesurables, et négligeant les autres. Tout ce qu’il ne prendra pas en compte exerce cependant une influence cachée dont rien ne dit qu’elle soit négligeable, et au minimum provoque un bruit de fond important. Il devient alors très difficile de déterminer, au vu d’une observation, si la prédiction partielle du modèle se réalise ou non. Les modèles simplifiés marchent parfois très bien en physique : il est ainsi possible de représenter fidèlement le comportement global d’une immense population de molécules individuelles, avec chacune sa vitesse et sa direction, par des grandeurs simples comme la température, le volume et la pression d’un gaz. Mais rien ne garantit que la même magie puisse jamais opérer en économie. Le scientifique conscient de ce fait choisira donc pragmatiquement de travailler avec différents modèles imparfaits dans différentes situations ou à différentes échelles ; mais l’idéologue a tendance à oublier que la carte n’est pas le territoire.

Un problème essentiel apparaît ensuite quant au choix du modèle, des paramètres à étudier, et des hypothèses explicites ou implicites retenues pour formaliser le comportement du système économique étudié. Il tient à ce trait spécifique des maths relevé plus haut : une théorie mathématique ne dira jamais d’elle-même si elle est “vraie” ou “fausse”. Elle donnera docilement et avec une exactitude garantie les résultats qu’elle contient en germe ; mais le choix d’une théorie, d’un modèle, est purement humain, et comme tel sujet à l’emprise culturelle ou philosophique et au biais idéologique. L’économiste y est soumis comme tout un chacun et ne peut être blâmé pour cela, à condition toutefois qu’il le reconnaisse. Si nous parvenions au consensus sur un ensemble d’axiomes capturant la nature et le comportement des hommes et des sociétés, nous parviendrions tous aux mêmes résultats et pourrions (dans une certaine mesure) identifier et corriger les erreurs de notre théorie quand ses prédictions ne se réalisent pas. Tel n’est cependant pas le cas – et peut-être est-ce impossible.

Quoi qu’il en soit, comprendre quels sont les axiomes et présupposés sous-jacents à un modèle économique, et se faire notre propre opinion quant à leur adéquation à la réalité humaine et sociale telle que nous la percevons, est un travail non pas de mathématicien ni de spécialiste, mais de citoyen.

Yannick Cras
Le nombre imaginaire

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