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Voyage en eau lourde
| 27 Déc 2021

Cet été-là, Sophie et Jean avaient lu tout Julien Gracq. Il était bien temps qu’ils s’y mettent. Allongés côte à côte sur le sable brûlant d’une plage bretonne, car le mois d’août fut chaud et ensoleillé même dans le Finistère, ils avaient passé des heures merveilleuses entre le Château d’Argol et le Rivage des Syrtes. Toutefois le livre de Gracq qui les avait le plus séduits était un essai court et fluide, les Eaux Étroites, dans lequel l’auteur invitait son lecteur à une lente balade en barque sur l’Èvre, petite rivière qui se jette dans la Loire non loin de Saint-Florent-le-Vieil. Sur leur plage écrasée par la canicule, un vent de fraîcheur s’était mis à souffler.

Sophie avait le goût des pèlerinages littéraires, aussi, dès leur retour à Paris, avait-elle proposé à Jean ce projet : ils profiteraient d’un week-end d’automne pour descendre à leur tour cette rivière au joli nom et goûter, après l’auteur, « l’eau noire, l’eau lourde, l’eau mangeuse d’ombres, avec son odeur terreuse de vase et de racines, son sommeil dissolvant ». Jean avait accepté immédiatement, se félicitant in petto que Moby Dick n’ait pas été au programme de leurs lectures estivales car alors le pèlerinage eût été autrement coûteux, en tout cas plus risqué.

L’Èvre, donc. Le plus simple était de louer un kayak. Il s’est rapidement avéré que ce n’était pas si simple que cela — la navigation sur ce type d’engin, pas la location. Le kayak est une embarcation éminemment instable dont la fonction première semble être de se débarrasser de tout personne prétendant s’y installer. À peine le loueur avait-il mis à l’eau, le long d’un ponton de Montrevault-sur-Èvre, une de ces choses en plastique orange à deux places que Sophie y sautait déjà à pieds joints. Erreur ! Son séjour à bord a duré moins de trois secondes, au terme desquelles elle a rejoint l’eau mangeuse d’ombres tête la première.

Le téléphone portable que l’intrépide exploratrice avait gardé sur elle n’a pas apprécié la baignade. L’exploratrice non plus, mais celle-ci était plus obstinée que l’autre (qui a rendu l’âme). Sophie est partie se changer pendant qu’à son tour, sous l’œil dubitatif du loueur, Jean tentait de monter à bord du kayak avec des reptations de couleuvre. Il s’y est finalement retrouvé à plat ventre, incapable de se redresser. Depuis le ponton, le type lui a lancé qu’il louait aussi des barques et que si … Certainement pas !

Cette croisière littéraire commençait mal, cependant il n’était pas dit qu’elle s’achèverait avant même d’avoir réellement débuté. Sophie n’avait jamais ramé de sa vie, Jean fort peu. Leur départ laborieux de Montrevault, devant un public clairsemé mais réjoui, a sans doute marqué l’histoire de cette commune. Car une autre particularité du kayak est de se diriger où bon lui semble, quoi que le rameur fasse. Deux rameurs inexpérimentés réunis sur un même esquif mais partagés sur la direction à prendre ne peuvent qu’en tirer des résultats misérables. Après être allés se cogner de berge en berge, ils décidèrent de faire halte pour réfléchir à la suite, si suite il devait y avoir.

Une pluie fine s’était mise à tomber, leurs dos étaient en compote et, tout occupés à tracer un sillage plausible, ils n’avaient même pas eu le loisir d’admirer « la variété miniaturiste des paysages que longe le cours sinueux de la rivière » dont parlait Gracq. Jean commençait à se demander si une virée sur une baleinière de Melville n’aurait pas été une meilleure idée, un châtiment moins rude. Il fut mal inspiré en confiant cette pensée idiote à Sophie qui, aussitôt, tendit son index droit vers l’aval en criant : « Un cachalot blanc à l’horizon, capitaine ! ».

Et ils reprirent leur descente erratique de la rivière jusqu’à la tombée de la nuit. L’aube fut atroce, le réveil sous la tente consternant. La pluie avait redoublé, comme leurs douleurs au dos. Si la littérature se nourrit de la vie, il n’est pas sûr que la vie gagne à se nourrir de littérature, du moins à s’y conformer : leur lamentable expédition en était une démonstration spectaculaire. Les navigations idylliques de Gracq sur l’Èvre ne pouvaient, ne devaient pas être reproduites, sauf à considérer cette expérience comme une expiation. Ils décidèrent devant une tasse de mauvais café soluble qu’ils s’en tiendraient là. Que le loueur se débrouille pour récupérer son engin de torture, ses clients continueraient à pied. Ce qu’il firent.

Les premiers kilomètres furent délicieux malgré une bruine persistante, et ils purent enfin apprécier, à une erreur de parallaxe près, « le défilé muet, incompréhensiblement majestueux, des deux rives qui s’écartent comme les lèvres d’une Mer Rouge fendue dans le sentiment à la fois de lenteur irréelle et de vitesse lisse » que Gracq avait cru retrouver parfois dans « les plus beaux, les plus vastes rêves d’opium de De Quincey ». De l’opium, c’est ce qu’il leur aurait fallu à la fin de cette deuxième journée. Ils n’avaient pas emporté de chaussures de marche (et pour cause), or les bottines en caoutchouc sont absolument déconseillées pour les longues randonnées. Ils réalisèrent vite que, aussi mal équipés, ils ne pourraient aller très loin. Décidément, quelque chose résistait, les portes de l’Eden gracquien restaient closes.

Un taxi les déposa au Repos Ligérien, maison d’hôtes de Saint-Florent-le-Vieil qui méritait amplement son nom. Il s’effondrèrent sur le lit avec un sentiment d’échec et de soulagement mêlés. Sophie s’endormit dans la seconde. Bientôt elle ronflait, si fort que son compagnon ne parvint à fermer l’œil. Il tendit le bras vers la table de nuit pour en ramener un livre, aimablement déposé là par leur hôte. Il s’agissait des Trésors de la Mer Rouge de Romain Gary.

Discrètement, Jean glissa le livre sous le lit. Très loin sous le lit.

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