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Passengers, la SF lost in space
| 17 Jan 2017

SF ou horreur, thriller ou polar, comédies régressives ou burlesques, films de super héros et autres action movies, blockbusters bigger than life ou séries B fauchées… une chronique des “mauvais genres”.

Passengers, un film de science-fiction de Morten Tyldum, avec Chris Patt et Jennifer Lawrence...La science-fiction n’en finit plus de renaître sur les écrans, et l’on ne peut que se réjouir de se laisser ainsi emporter à nouveau de l’autre côté du miroir du temps et de l’espace. Surtout quand cette SF s’affirme si souvent minimaliste et métaphysique, et sombre et stylée avec ça. C’est qu’on ne parle même pas ici ni des super héros movies ; ni des space opéras (Star Wars, Star Trek…) ; ni des sagas teens façon Hunger Games. Toutes propositions intéressantes qui ne relèvent pas tout à fait de cette science-fiction « pure » – méta-genre censé penser notre conscience, et notre société, en imaginant son futur, les formes du pouvoir ou de la technologie à venir, et en nous confrontant à ce qui nous fait altérité radicale : l’extra-terrestre, le robot, le cosmos.

Looper, de Ryan Johnson ; Edge of Tomorrow, de Doug Liman ; Elysium, de Neill Blompkamp ; Oblivion, de Joseph Kosinski ; Seul sur Mars, de Ridley Scott ; Gravity, d’Alfonso Cuarón ; Interstellar, de Christopher Nolan ; Midnight Special, de Jeff Nichols ; Premier contact, de Denis Villeneuve… Rien qu’en prenant les plus notables des cinq dernières années, la liste reste impressionnante. À croire qu’à l’instar des périples à travers toute l’Europe censée former la jeunesse des élites du XIXe siècle, les cinéastes d’Hollywood se doivent de quitter notre Terre ou notre ère vers d’autres horizons, pour revenir « heureux d’un long voyage ». Nouveau rite initiatique pour entrer dans la cour des grands, celle où les enfants de l’entertainement deviendraient de vrais adultes philosophes, là où ils pensent peut-être côtoyer les spectres de Stanley Kubrick et Andreï Tarkovsky. Ce n’est sans doute pas à semblable compagnie que peut aspirer Morten Tyldum, réalisateur norvégien identifié pour le récent Imitation Game (sur le génie fondateur de l’informatique Alan Turing).

Et pourtant, le voyage partait plutôt bien, sur le pitch d’une situation aussi anxiogène que prometteuse. À bord d’un vaisseau lancé à travers l’infini du cosmos pour coloniser une planète, un des passagers – un beau gosse mécanicien – est accidentellement réveillé de son sommeil artificiel, sans pouvoir y revenir, 90 ans avant destination… Le voilà donc seul prisonnier d’une nef qui avance sans fin, condamné à vieillir et à mourir le temps du trajet, sans rien pouvoir partager avec personne. Notre absurde condition humaine en somme ? Il n’y a de bonne SF que philosophique, et on croit alors en être.

Robinson Crusoé illustré par N.C. Wyeth (1920)Robinsonnade interstellaire, le film joue de cette possibilité d’une île, et retrouve la dramaturgie structurante de tout espace insulaire. Toute île est double, animée d’une dynamique centrifuge, et d’une autre centripète. À la fois ouverte à l’infini de la mer / du cosmos, à ce grand néant où s’échapper, là où le naufragé devenu dépressif est tenté de sortir se dissoudre. Et close comme une cage où l’on tourne en rond, un microcosme fermé sur ses cercles concentriques, jusqu’à la puissance occulte qui se cache en son cœur (un cœur nucléaire en l’occurrence – mais ailleurs ce serait King Kong, les Dr No ou Moreau, qui se terrerait dans l’antre du volcan…).

L’odyssée s’annonce même passionnante quand – on aura compris le pluriel du titre –, Robinson se pose la possibilité d’un Vendredi. Dilemme moral vertigineux : et s’il réveillait quelque autre passager, se sauvant lui-même de presque cent ans de solitude, mais damnant ce dernier comme lui-même ? Tentation obsédante à laquelle le héros tente de résister, son monologue délibératif truqué en dialogue avec son unique interlocuteur – le droïde d’un barman, directement importé de l’hôtel du Shining de Kubrick, justement.

Passengers, un film de science-fiction de Morten Tyldum, avec Chris Patt et Jennifer Lawrence...C’est là tout le programme affiché, Chris Patt et Jennifer Lawrence côte à côte, nouveaux Adam et Eve propulsés à l’autre bout de l’Histoire, Paul et Virginie de l’espace repartis pour tout un cycle. Et je comprends alors pourquoi mes compagnons de route dans la salle de cinéma comptent autant de jeunes et de femmes, au point que je m’y sente bien seul moi aussi – quasi-groupies post-ados venus admirer la rencontre du dernier bellâtre disponible et de l’idole girly consacrée par l’épopée Hunger Game.

Est-ce à dire que la belle allégorie existentielle se déploie du destin d’un individu à celui d’un couple : deux passagers embarqués dans un voyage sans retour ni ligne d’arrivée, piégés sur le même bateau croisant au milieu du néant ? Hélas, voici donc qu’au contraire le film mue, sa SF méditative comme corrompue par contact, et mutant en comédie romantique standardisée, à peine voilée par le côté obscur du mélo. Comment ils vont se découvrir, et évidemment tomber amoureux ; comment au meilleur de leur lune de miel, elle va apprendre le secret de son péché originel ; et comment ils vont survivre ensemble et se réconcilier enfin… 

Je ne vous ai pas même infligé un spoiling tant, loin de l’ivresse de la dérive où s’est d’abord égarée l’intrigue, elle a vite retrouvé le rail d’une fiction prévisible. La contamination de la SF par la rom-com avait donné cet objet singulier et stimulant qu’était Her (Spike Jonze, 2013) parce qu’en réalité, c’est la rom-com qu’ici déréglait la SF : il devenait d’autant plus vertigineux d’anticiper les sempiternels rebondissements codifiés de cette histoire d’amour, avec ses phases qu’on connaît par cœur, qu’elle liait un être humain (moustache hipster de Joaquin Phenix) et une application informatique (voix velours de Scarlett Johansson). Abîme d’une humanité prochaine, sinon déjà en cours, si trouble en son miroir à millards de pixels, telle que la géniale série britannique Black Mirror nous en tend le reflet de nos écrans numériques.

Mais ici le genre de la rom-com agit à la manière d’un trou noir qui absorbe la science-fiction. Et n’en reste plus alors qu’un décorum vide, qu’une peau morte, vernis classieux poli à l’image du design gris iPhone des intérieurs : bravoures diverses des effets spéciaux (une assez stupéfiante – et inutile – scène de piscine en apesanteur), rebondissements variés des problèmes techniques, jusqu’aux pyrotechnies finales…

Car si c’est bien dans un vide intersidéral que finit par se perdre Passengers, c’est faute de questionner notre identité, notre affectivité, notre socialité, ainsi que le font d’une manière ou d’une autre toutes les œuvres citées plus haut. Sans doute, à l’instar de la grande période seventies qui lui ressemble tant, ce renouveau de la SF tient à ce que devient notre civilisation : planète qui se sait perdue, repartie à la conquête de la nouvelle frontière, Mars ou plus loin encore ; quasi-dystopie néolibérale où menacent les fascismes, les terrorismes, les populismes ; « ère de la singularité » où le transhumanisme prophétise un progrès technologique si exponentiel que nous ne pourrons bientôt plus l’assumer…

Mais plus encore, la science-fiction est là pour répondre à l’interrogation qui nous étreint, à l’heure des utopies collectives mortes, des folies religieuses ressuscitées et des idéaux consuméristes morbides, la seule question philosophique qui vaille dans un monde saturé par le faux et le superficiel. Celle qui fait de chacun de nous un passager du néant, le cœur glacé dans l’espace infini : tout simplement, le sens de la vie.

Thomas Gayrard
Caméras suggestives

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