La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Traité de savoir-rire
| 18 Juil 2016

Émission radio en direct au Cloître des Carmes : l’atmosphère renvoie aux années 1970 ; ça clope –des gitanes–, ça bricole –un tourne disque pour envoyer le générique–, ça enchaîne mais ça cafouille, on n’est pas chez des pros. Les cinq comédiens de Raoul Collectif (Romain David, Jérôme de Falloise, David Murgia, Benoît Piret, Jean-Baptiste Szézot) ont à peine la trentaine et se sont connus à l’École supérieure d’acteurs du Conservatoire de Liège en Belgique. De l’époque de la jeunesse de leurs parents, ils se moquent mais pas seulement. Sur le fil de la dérision, leur spectacle puise aussi dans l’héritage politique ou philosophique de cette période. Le nom de leur compagnie fait référence à Raoul Vaneigem, l’une des figures de l’Internationale situationniste, auteur d’un Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, paru en 1967 chez Gallimard, dont la puissance poétique et politique a, apparemment, toujours un impact sur les jeunes générations d’aujourd’hui.

Raoul Collectif: Rumeur et petits jours © Christophe Raynaud de Lage. Festival d'Avignon 2016. Une critique de René Solis dans délibéré

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Dans Rumeurs et petits jours, titre de leur spectacle, le nom de Vaneigem n’est pas prononcé, mais il est beaucoup question de Henri Michaux, né à Namur en 1899, mort à Paris en 1984. Le poète est-il belge ou français ? La question est l’objet de la première controverse entre les cinq chroniqueurs, un aphorisme de Michaux étant par ailleurs censé servir de fil conducteur à l’émission du jour : “Faute de soleil, sache mûrir dans la glace”. Digressions fumeuses, incidents techniques, vacheries entre chroniqueurs, l’ambiance sur le plateau n’est pas au beau fixe et les cinq comédiens sont à l’aise dans un registre parodique où les auditeurs du “Masque et la plume” auront de quoi s’amuser, sans toujours savoir sur quel pied danser : les comédiens se moquent-ils ou défendent-ils, comme le prétendent leurs personnages, une liberté de ton menacée par une idéologie dominante ? Ladite idéologie a un visage, un corps et un nom, Tina, acronyme de There is no alternative, slogan phare du néo-libéralisme. Invitée surprise de l’émission, campée en travesti blonde, Tina est à l’épreuve des balles, mais éventuellement soluble dans les rêves.

Raoul Collectif: Rumeur et petits jours © Christophe Raynaud de Lage. Festival d'Avignon 2016. Une critique de René Solis dans délibéré

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Sous sa forme foutraque, Rumeur et petits jours poursuit aussi des obsessions de fond. Et entre la lecture hilarante d’une lettre d’auditrice et la projection commentée de diapositives sur les espèces animales en voie d’extinction, part notamment à la recherche de la Société du Mont-Pélerin, qui rassembla en Suisse, au lendemain de la seconde guerre mondiale, un certain nombre d’économistes et d’intellectuels soucieux, face au communisme et au keynésianisme, de refaire du libre marché l’horizon indépassable du capitalisme. C’est là qu’a été théorisé le néolibéralisme et comme l’expliquent les membres de Raoul  Collectif dans le programme, “si nous vivons aujourd’hui dans cette société néolibérale, c’est parce que ces personnes se sont regroupées pour contrer un ordre qui ne leur convenait pas”. Il serait urgent aujourd’hui, suggère Raoul Collectif, de s’inspirer non de leurs idées, mais de leur démarche. Autre obsession, qui surgit surtout dans la deuxième partie du spectacle, un voyage au Mexique, au pays des Indiens Huicholes, détenteurs d’une conception du monde qui de toute évidence n’est pas celle de l’école de Chicago.

Autant de références présentes dans le spectacle, mais de manière cryptée ou détournée, comme si les comédiens avaient peur d’ennuyer leur monde en fournissant des explications –on ne peut que s’en réjouir– mais aussi peut-être parce qu’ils ont du mal à transformer leurs bonnes intuitions en paroles et en actes articulés. Reste le charme certain d’une anarchie poétique cristallisée dans une bataille à coups de pelletées de sable rouge, où l’on pourra voir une évocation de ce désert de San Luis Potosi où tous les ans les Huicholes effectuent un pèlerinage rituel pour y ramasser le peyotl, cactus hallucinogène (et énergétique) dont est extrait la mescaline. Raoul Collectif ne propose pas de commentaire pour ces images. Osons-en un, tiré comme il se doit du Traité de Vaneigem : “Pas un geste, pas une pensée qui ne s’empêtre aujourd’hui dans le filet des idées reçues. La retombée lente d’infimes fragments issus du vieux mythe explosé répand partout la poussière du sacré, une poussière qui silicose l’esprit et la volonté de vivre. Les contraintes sont devenues moins occultes, plus grossières, moins puissantes, plus nombreuses. La docilité n’émane plus d’une magie cléricale, elle résulte d’une foule de petites hypnoses : information, culture, urbanisme, publicité, suggestions conditionnantes au service de tout ordre établi et à venir.”

Une incitation, en somme, à se frotter les yeux.

René Solis

Raoul Collectif: Rumeur et petits jours © Christophe Raynaud de Lage. Festival d'Avignon 2016. Une critique de René Solis dans délibéré

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon

Rumeur et petits jours, par Raoul Collectif, Cloître des Carmes, jusqu’au 23 juillet.

[print_link]

0 commentaires

Dans la même catégorie

Bernardines, suite et pas fin

Directeur du théâtre des Bernardines à Marseille de 1987 à 2015, Alain Fourneau travaille à la réalisation d’un « livre-outil » à partir de l’histoire d’un lieu majeur pour le théâtre d’essai en Europe.

Kelly Rivière remonte à la source

À partir d’un secret de famille (un grand-père irlandais disparu dont personne ne veut parler), Kelly Rivière, seule en scène, offre une hilarante pièce intime solidement construite. Dans sa quête des origines, elle passe sans cesse d’une langue à l’autre, jusqu’à brouiller les repères, comme si les barrières linguistiques étaient emportées par le flux de son histoire. Une incertitude linguistique qui fait écho aux incertitudes d’un final qui laisse beaucoup plus de questions que de réponses.

Jon Fosse ou la musique du silence

Si Shakespeare utilise dans son oeuvre un vocabulaire de 20.000 mots là où Racine n’en a que 2000, Fosse, lui, tournerait plutôt autour de 200. Une décroissance qui n’est pas un appauvrissement: comme ses personnages, la langue de Fosse est en retrait, en grève du brouhaha et de l’agitation du monde.

Montévidéo dans l’impasse

Drôle de dernière semaine au festival Actoral fondé par Hubert Colas en 2001 à Marseille. Dans la salle de Montévidéo, la performance de Grand Magasin, programmée samedi 14 octobre à 21h et intitulée “Comment commencer”, pourrait bien se transformer en “Comment finir”.

L’arbre à sang: traduire à l’oreille

Sur la scène des Plateaux Sauvages, trois actrices interprètent L’Arbre à sang, de l’auteur australien Angus Cerini, dans une mise en scène de Tommy Milliot. Entretien avec Dominique Hollier, l’une des trois comédiennes, mais aussi la traductrice de la pièce.