La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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Robert Delaunay aux sources du pop
| 28 Nov 2019
Robert Delaunay (1885-1941). “Tour Eiffel”. Huile sur toile, 1926. Paris, musée d'Art moderne.

Robert Delaunay (1885-1941). “Tour Eiffel”. Huile sur toile, 1926. Paris, musée d’Art moderne.

Alors que vient de rouvrir après travaux le Musée d’art moderne de la Ville de Paris dans un nouvel agencement où la Tour Eiffel se reflète dans une des représentations allègres et plongeantes de Robert Delaunay datant de 1926, Pascal Rousseau, professeur d’histoire de l’art à Paris 1, commissaire en 1999 de l’exposition au centre Pompidou Robert Delaunay, De l’impressionnisme à l’abstraction, publie chez Hazan un ouvrage de 300 pages, richement illustré, consacré au rythmicien de la couleur, cofondateur de l’orphisme et du simultanéisme, dont le titre annonce clairement la thèse : Robert Delaunay. L’invention du pop.

Artiste éclectique, Robert Delaunay « affiche des choix esthétiques à première vue contradictoires ». Ses Fenêtres, ses Formes circulaires et son Disque de 1913 font de lui un des tout « premiers peintres abstraits », même si son goût du métier bien fait et l’aspect décoratif qui parfois domine chez lui ont pu le desservir. De nos jours, sa gloire n’est pas aussi éclatante que celle de certains de ses collègues, à commencer par celle de son épouse, Sonia.

Robert Delaunay, “L'équipe de Cardiff”. Huile sur toile, 1912-1913. Paris, musée d'Art moderne.

Robert Delaunay (1885-1941). “L’équipe de Cardiff”. Huile sur toile, 1912-1913. Paris, musée d’Art moderne.

Le livre de Rousseau a pour couverture un tableau datant de 1913, année faste en innovations, célébrée en 1971 par La Revue d’esthétique, qui fut celle du Sacre du printemps de Stravinsky et des Ballets Russes, et de l’expo new-yorkaise dite de l’Armory Show où s’illustrèrent les pré-dadaïstes Picabia et Duchamp. La toile a pour titre L’équipe de Cardiff et fait partie d’une série sur un sport collectif venu d’outre-Manche, alors appelé « Rugby football ». Elle est moderne à divers points de vue : le peintre y insère, là où le regard se porte en premier, dans la partie supérieure gauche de l’image, une publicité pour Astra, du nom d’une entreprise de construction aéronautique. Dans la composition, le nom de la firme, en lettres capitales, est contrebalancé par celui du peintre (« DELAUNAY ») inscrit sur un bandeau vert à l’arrière-fond, entre la grande roue du Luna Park Magic City (Marcel Campion n’a rien inventé !) et la silhouette ombrée de la Tour Eiffel que le peintre vit ériger dans sa tendre enfance et qui l’obséda le reste de sa vie.

Le saut du joueur à la réception de la touche, le mouvement circulaire suggéré par le manège vertical, les « lettres en liberté » et la réclame prosaïque dans un sujet héroïque à l’antique sont d’esprit futuriste. L’aéroplane (représenté ici par un biplan traversant la grande roue), avec l’automobile, est exalté par Marinetti dans son manifeste de 1909 que publia le journal… avant-gardiste Le Figaro : « Une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace. » Ce texte se conclut sur le « vol glissant des aéroplanes, dont l’hélice a des claquements de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste. » Delaunay assista en 1912 au Salon de l’aéronautique, celui-là même qui encouragea Duchamp à stopper sa production picturale. Rousseau rappelle d’ailleurs l’anecdote de Fernand Léger, peintre ami des Delaunay, qui se rendit également à la manifestation  : « Avant la guerre de 14, je suis allé voir le Salon de l’aviation avec Marcel Duchamp et Brancusi. Marcel qui était un type sec, avec quelque chose d’insaisissable en lui, se promenait au milieu des moteurs, des hélices sans dire un mot. Puis tout à coup, il s’adressa à Brancusi : ‘C’est fini la peinture. Qui fera mieux que cette hélice ? Dis, tu peux faire ça ?’ » Rappelons qu’en 1912 Duchamp peint son Nu descendant un escalier, n°2 inspiré par les teintes de Cranach et les lignes de force mises en évidence par la chronophotographie de Marey, œuvre qui fera scandale à l’Armory Show. Deux ans plus tard, Delaunay présentait de son côté son Hommage à Blériot dans un autre salon, celui des Indépendants.

Robert Delaunay (1885-1941). « Rythme n°1, décoration pour le Salon des Tuileries ». Huile sur toile, 1938. Paris, musée d’Art moderne.

L’hypothèse de Pascal Rousseau est que ce thème rugbystique décliné en vingt-deux variations fait de Robert Delaunay un « précurseur du pop ». Le pop (celui conçu par Richard Hamilton), comme le rugby, du reste, comme la pop (celle de McCartney et Lennon), voire l’op (cf. la pionnière Bridget Riley), est d’origine britannique, même si, par la suite, il a désigné l’hétérogène galaxie des poulains américains de Leo Castelli – Andy Warhol en tête. L’auteur mentionne brièvement Jules Chéret, à qui l’on doit, entre autres, l’affiche publicitaire pour Le Bal Valentino (1872) ainsi que celle du spectacle de Loïe Fuller aux Folies Bergère (1893), dont même les pourfendeurs du « coup de poing dans l’œil » que représente, pour eux, la réclame, reconnurent le « raffinement moderne ». Il cite à peine Toulouse-Lautrec qui innova en la matière, mettant sur le même plan des sujets prosaïques et un traitement raffiné exploitant les techniques d’impression de l’atelier de Chéret, les aplats des estampes japonaises et une ligne claire sans repentir que ce soit dans ses affiches pour le Bal du Moulin Rouge (1889) ou des publicités comme celle de la chaîne de vélo Simpson (1896). Il évoque Mucha pour ses « cartes postales artistiques » plutôt que pour son travail publicitaire – on pense à ses affiches pour Sarah Bernhardt au Théâtre de la Renaissance, pour Moët & Chandon, le design des gaufrettes pralinées Lefèvre-Utile ou le papier à cigarette Job.

L’utilisation par Delaunay de photographies et d’une très importante collection de cartes postales lui permet de se passer de modèles en chair et en os et de prolonger à sa guise le travail en atelier. Vu la dimension impressionnante des toiles, il eût été impossible pour lui de peindre sur le motif, faute de chevalets appropriés. Ses référents sont les médias, non directement collés sur la toile à la manière cubiste ou simulés en trompe-l’œil, mais cités sur différents modes. Son tableau de 1914, Drame politique, s’inspire d’un fait divers et stylise la une du supplément illustré du Petit Journal représentant Mme Caillaux, la femme du ministre des finances de l’époque, tuant à coups de revolver l’intrusif Gaston Calmette, l’alors directeur du Figaro. Les silhouettes de la femme offensée par les indiscrétions du journal et de celui qu’elle avait dans sa ligne de mire sont superposées à un Disque, en l’occurrence une cible polychrome, rayonnante, qui a dû inspirer des artistes « pop » comme Frank Stella ou Jasper Johns – on pense par exemple aux affiches de ce dernier pour des spectacles de Merce Cunningham. Pascal Rousseau rappelle l’épisode où Guillaume Apollinaire, soupçonné par la police et par la presse d’être lié au vol de… La Joconde, dut se cacher sous un pseudonyme et se réfugier dans l’atelier de Delaunay en attendant d’être disculpé par la justice. Le poète était créatif, au sens publicitaire du terme, et inventa des « concepts » qui ont fait florès, comme celui du mot surréalisme ou, pour ce qui concerne les Delaunay, d’orphisme et de simultanéisme ou simultanisme. Pour Apollinaire, « la publicité devient bien littéraire ». Rousseau cite son poème Zone (1912) : « Les inscriptions des enseignes et des murailles / Les plaques les avis à la façon des perroquets criaillent / J’aime la grâce de cette rue industrielle ».

Nicolas Villodre
Arts plastiques

Robert Delaunay. L’invention du pop, par Pascal Rousseau, éditions Hazan, 2019, 39,95 €

Robert Delaunay (1885-1941). “La ville de Paris”. Huile sur toile, 1910. Paris, musée d'Art moderne.

Robert Delaunay (1885-1941). “La ville de Paris”. Huile sur toile, 1910. Paris, musée d’Art moderne.

 

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