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La petite sonate en fa majeur
| 27 Mar 2016

Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…

La flambée Scarlatti des années folles s’éteint lentement avec deux textes très différents. Un roman d’un académicien aujourd’hui bien oublié, Edmond Jaloux, et une déclaration d’amour de Jean Giono. Les Barricades mystérieuses, en 1919, montraient déjà à l’œuvre le très habile (et très démonstratif) Jaloux : “Ces phrases perfides et mélancoliques, qui reviennent sans cesse sur elles-mêmes, ces appogiatures qui vous donnent un tel sentiment d’irréalité, ces résolutions capricieuses qui ne résolvent rien et qui, de leur noeud gracile, laissent aussitôt se dérouler de nouvelles guirlandes de sons cristallins.”

Huit ans plus tard, Sur un air de Scarlatti est dédié à Wanda, “qui a tant fait pour Scarlatti”. Cela commence comme Mort à Venise, et finit tout aussi mal, quoique dans l’intervalle s’insinuent des descriptions littéraires des sonates qui rappellent étrangement celles employées pour Couperin, mais qui ne manquent pas de charme (surtout la flèche…) : “Ces inflexions troublées comme une chute amoureuse ; ces pétillements de notes fraîches ; ces appels à la fois mourants et gais ; ces voluptueux retards d’une phrase mélodique qui hésite et qui va vous blesser comme une flèche ; cette mélancolie heureuse…

Amoureux de la belle Renata, qui va se suicider (après la Léda de d’Annunzio, encore une victime sur l’autel scarlattien), le narrateur cède à la musique qui l’emporte dans les ruelles de Venise vers un destin funeste, car les sonates recèlent aussi une essence diabolique : “À travers ses arpèges, il passait d’étranges rêves, de suaves nostalgies ; je voyais se former d’autres sentiments que les nôtres, des alliances de l’âme humaine et des nuages, des colloques avec les esprits des morts (…) extraordinaires amitiés avec les génies de l’air, du feu, de l’eau, avec les génies de l’abîme qui rapportent aux yeux des hommes les plus pures roses des enfers.”

Jean Giono, trente ans plus tard, qualifie les sonates de “comprimés de magie”. “Je n’en connais pas de plus puissants ni qui, d’un si petit volume, puissent déchaîner soudain une telle abondance de couleurs et d’images.” Deux siècles exactement après la mort du maître, Sur quelques sonates de Scarlatti (1957) est une touchante évocation d’un souvenir d’enfance : la pluie dans la maison de son père cordonnier, à Manosque. Le toit se résumant à une dentelle de tuiles, la pluie nocturne était un concert de casseroles, de cuvettes et de boîtes à cirage : “Dans cet équilibre exquis du demi-sommeil, sur le mince fil entre les sens et la mort, cette musique avait une saveur sans égale. Il y avait autour de moi un extraordinaire charroi de matériel poétique. Celui que transportent les sonates de Scarlatti est de la même qualité.”

Giono convie ensuite à écouter les sonates “comme on retourne aux romans de la Table ronde, comme Don Quichotte s’enfermait dans sa bibliothèque” et à y découvrir un monde pas moins réel que le monde matériel. Plus réel encore, peut-être : Giono finit par avouer qu’il est physiquement habité par cette musique :
Jean Giono“Qu’il me suffise de terminer en disant que le palais sonore au toit de dentelle dans lequel on va entrer, ces tapisseries de prince dont on va être entouré, ces passions vêtues de fer et de velours (…), et l’exquise marche triomphale, à la fois si humble et si désinvolte, qui ferme la petite sonate en fa majeur, sont les vérités qui m’ont donné ce visage goguenard, quoique un peu mélancolique, avec lequel je sais encore accueillir le malheur.”

 

La sonate de la semaine

Une petite sonate en fa majeur pour Giono… Il y en a une bonne cinquantaine, mais toutes n’étaient pas disponibles dans les années 1950, dans les disques de Marcelle Meyer et de Wanda qu’il a dû entendre. Ce pourrait être la 6, la 17, ou la 256… mais la lente marche de la 446, quoique plus désinvolte que triomphale, semble coller au commentaire.

La voici par Käbi Laretei, qui épousa Ingmar Bergman. Elle convertit son cinéaste de mari, qui s’en remettait jusque là à des compositeurs contemporains, à la musique classique. Côté baroque, Bergman utilisa Bach et Händel. Käbi, elle, n’oubliait jamais Scarlatti :

Et puisqu’on n’a jamais entendu d’orgue dans ces chroniques, voici la même sonate à l’orgue d’Onderdendam (Groningue), par Gerard van Reenen, accompagnée en images, on ne sait trop pourquoi, par une leçon de sciences naturelles.

Nicolas Witkowski
Chroniques scarlattiennes

 

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