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Les soupirs de Diderot
| 17 Jan 2016

Domenico Scarlatti (1685-1757) nous a quittés il y a un bout de temps, mais sa musique refuse décidément de se faire oublier ; elle obsède depuis 30 ans l’auteur de ces chroniques, qui se demande bien pourquoi. De l’homme Scarlatti, on ne sait presque rien ; sa musique serait-elle plus bavarde ? Ses 555 sonates sont des petites pièces de trois minutes en deux parties, la seconde étant une variation de la première. C’est tout simple, et c’est d’une infinie diversité…

Jean Restout: La Mort de sainte ScolastiqueDiderot avait bien des raisons de s’intéresser à la musique, ne serait-ce que pour faire travailler sa fille Marie-Angélique : “Si je reste à la maison, je fais répéter à l’enfant ses leçons de clavecin. Les jolis doigts qu’elle aura ! et de l’aisance, et de la mollesse et des grâces !” Mais avec le clavecin, et avec Scarlatti, les sentiments se brouillent vite. Dans son Journal, à la date du 15 septembre 1760, il entend dans un salon une jeune fille tentant de déchiffrer une sonate de Scarlatti.

La musique elle-même semble le laisser indifférent ; ce qui trouble Diderot, c’est le décalage entre la musique et son interprète, “un ange” dont les grâces et l’innocence le fascinent, et plus encore lorsqu’on lui fait chanter “Je cède au penchant qui m’entraîne”… “Je veux mourir, commente Diderot, si elle entendait rien à cela.” Mais s’il en reste pantois et amusé, d’autres n’ont pas cette délicatesse. Un ami lui confie que s’il rencontrait des innocentes, “il aimerait assez à les instruire. Il dit que c’est un autre genre de beauté.” Or pour Diderot, c’est le même genre de beauté !

Car ce qui n’était qu’un badinage de salon prend une autre ampleur dans La Religieuse (1780), où la jeune et délicieuse Suzanne joue pour la mère supérieure assise à ses côtés quelques pièces de Couperin et de Scarlatti : “Cependant elle avait levé un coin de mon linge de cou, sa main était placée sur mon épaule nue, et l’extrémité de ses doigts posée sur ma gorge. Elle soupirait ; elle paraissait oppressée, son haleine s’embarrassait ; la main qu’elle tenait sur mon épaule d’abord la pressait fortement, puis elle ne la pressait plus du tout, comme si elle eût été sans force et sans vie ; et sa tête tombait sur la mienne. En vérité cette folle-là était d’une sensibilité incroyable, et avait le goût le plus vif pour la musique ; je n’ai jamais connu personne sur qui elle eût produit des effets aussi singuliers.”

Et cette troublante description des effets des sonates n’est que le prélude à un célèbre paragraphe extatique, qui montre une fois de plus l’innocence de Suzanne : “… puis sa bouche s’entr’ouvrit, et elle me parut mourir en poussant un profond soupir. Je me levai brusquement ; je crus qu’elle se trouvait mal.” Mais non Suzanne, elle va très bien.

On pourrait attribuer cet effet aphrodisiaque des sonates à l’hypersensibilité pré-romantique, mais on le retrouve, pratiquement dans les mêmes termes, exprimé en 1924 par Francis Poulenc. Il vient de composer pour un spectacle des Ballets russes, Les Biches, une musique inspirée de Scarlatti et de Stravinsky, et en raconte le premier tableau : “Une réception dans un salon contemporain baigné d’une atmosphère de libertinage que vous ressentez seulement si vous êtes initié, mais dont une jeune fille innocente ne serait pas consciente.”

Faut-il en déduire que la musique de Scarlatti, avec ses structures imbriquées, ses calculs et ses savantes complications, perd toute innocence lorsqu’elle jaillit sous les doigts blancs des clavecinistes ingénues ? Ou qu’il y a entre la sonate et son interprète une harmonie plus profonde ? Sous des dehors charmants et guillerets, cette musique cache de lourds secrets et des abîmes de gravité. Comme les jeunes filles innocentes.

Diderot: La Religieuse, Imprimerie d'André, Paris, 1797

  

Les deux sonates de la semaine

Mais quelles sonates jouait donc Suzanne ? Sans doute des andante, mieux adaptés à l’atmosphère d’un couvent. Pourquoi pas la 208, ici par Aline d’Ambricourt, sur une flamboyante épinette de 1729 ?

La même sonate au piano, dans une interprétation plus libre et plus lente : qu’aurait écrit Diderot en voyant jouer Maria João Pires ?

On peut ensuite passer à la 426, sublime et simplissime sonate monothématique qui voit neuf fois la répétition du même motif musical (avec quelle richesse d’invention !), seul le cinquième étant étendu en deuxième partie, ce qui donne une soudaine impression d’espace. Ajoutez à cela la magie des silences et des mains d’Ana Laura Manero, et vous voilà en moins de deux changé(e) en mère supérieure.

Nicolas Witkowski
Chroniques scarlattiennes

 

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« Un certain je-ne-sais-quoi »
                                    
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« Farinelli nous casse les oreilles »

 

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