La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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| 24 Mar 2019

Signes précurseurs de la fin du monde : chaque semaine, l’Apocalypse en cinquante leçons et chansons. Ou peut-être moins si elle survenait plus tôt que prévu.

Il est 11 heures au bar-tabac de la Poste, à Saint-Pair-sur-Mer (Manche). Au comptoir, deux hommes discutent devant un verre de calvados, qui n’est apparemment pas le premier que le patron leur ait servi. Le moins éméché des deux attrape un journal dont la manchette interroge en lettres rouges : « Faut-il croire à la fin du monde ? ». Il le met sous le nez de l’autre, qui s’emporte :

– Putain, ils commencent à nous faire sérieusement chier avec leur fin du monde. Un coup c’est le Brexit, un coup c’est l’apocalypse. Qu’est-ce qu’y vont nous servir, après ? Le retour des clowns maléfiques ?
– Après quoi ? Après la fin du monde ?
– Mais non, c’est des conneries tout ça ! Tu la vois, toi, la fin du monde ? Tu la sens venir ? Elle est où ? (Il se retourne pour haranguer la salle à peu près vide.) Barrez-vous, les gars, on va tous crever ! (Le patron lève un œil inquiet.) Tu vois, ils ont même pas bougé, les mecs.
– L’apocalypse, ce n’est pas pour tout de suite. Enfin c’est ce qu’ils disent dans le journal.
– Alors c’est pour quand ?
– Je ne sais pas, tu n’as qu’à lire toi-même.
(Ouvrant le journal.) Merde, je vois rien, c’est tout brouillé. Vas-y, toi, lis-nous leur baratin.
– Euh… c’est un peu long. Tiens, je te lis juste la dernière phrase. « Pour éviter l’effondrement du système, sans doute faudra-t-il contenir une partie de la population dans des biorégions, en indépendance alimentaire et énergétique, afin de diminuer son empreinte écologique. »
– J’y comprends rien.
– Ça veut dire en gros qu’il va falloir consommer local.
– Mais c’est pas ce qu’on est train de faire là, mon Doudou ? Patron, remettez-nous une lampée de biorégion ! On va la sauver, nous, cette putain de planète !
– J’ai peur que ça soit plus compliqué que ça.
– On pourrait voir ça comme un début, non ?
– Si tu veux. Mais note qu’on importe assez peu de calva du Japon ou du Mexique, donc en ce qui nous concerne, consommer local, ça ne va pas faire une grande différence.
– Tu chipotes, Doudou. Il est pas bon, le calva à Dédé ? Eh Dédé, ça vient la biorégion ?

Le patron consent à remplir les verres.

– Non mais, par exemple, arrêter de manger des tomates qui viennent d’Espagne, ça, ça serait utile.
– J’en mange pas, de tomates.
– Ou arrêter de boire du vin australien, si tu préfères.
– Ils font du vin, là-bas ?
– Il paraît.
(Interpellant le patron.) T’as du vin d’Australie, Dédé ?

Le patron fait non de la tête.

– Tu vois, ça aussi c’est des conneries.
– Peu importe, de toute façon, ce qui va surtout manquer bientôt, c’est l’eau.
– Mais on en a tant qu’on veut ici, de la flotte. Regarde un peu la douche qui tombe dehors !
– On ne parle pas de la même chose. Je veux dire l’eau potable.
– Ah ouais ? La flotte, c’est la flotte, et je trouve qu’il y en a déjà beaucoup trop dans ce pays.
– Ici ça va, mais il y a des régions où elle risque de manquer.
– Au Japon ? Déjà qu’ils ont pas de calva, les pauvres…
– Ils ont un whisky très correct. Et un peu de vin aussi, pas terrible.
– Alors s’ils font du pinard, ils vont s’en sortir, crois-moi. Dédé, t’aurais pas du vin japonais ?

Le patron hausse les épaules, puis se met à fredonner du Brassens :

Jadis, aux Enfers
Certes, il a souffert
Tantale
Quand l’eau refusa
D’arroser ses amygdales
Être assoiffé d’eau
C’est triste, mais faut
Bien dire
Que, l’être de vin
C’est encore vingt
Fois pire…

 

Édouard Launet
Signes précurseurs de la fin du monde

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