La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

Tex Avery existe-t-il ?
| 20 Oct 2016

Robert BenayounRobert Benayoun (1926-1996), historien du cinéma, scribe de l’érotisme et du rire surréalistes, a vécu avec Tex Avery, et surtout sans lui, une étrange aventure. Fasciné par une oeuvre qu’il qualifie magnifiquement de “déculottage darwinien, tarte à la crème relativiste et kugelhof freudien”, il monte dans les années 1960, avec quelques amis de la revue Positif, un “Bureau de recherches texaveriennes” qu’il situe quelque part entre le CNRS et l’Oulipo. Surtout : il tente dès 1951 d’entrer en contact avec Tex Avery… sans aucun succès. 

Toutes ses lettres enflammées aux divers studios d’Hollywood où Tex a sévi restent sans réponse pendant près de douze ans. Il a beau faire adouber Avery par les surréalistes en chefs André Breton et Benjamin Péret, inspirer à Ado Kyrou qu’il est “le véritable poète frénétique du dessin animé érotique” (quoique toutes les pinups chez Tex aient été dessinées par Preston Blair), en faire avec Bunuel “l’un des deux cinéastes authentiquement et complètement surréalistes”, Tex Avery ne sort pas de sa tanière. Ce que Benayoun ne pouvait savoir est qu’il n’en est jamais sorti, et qu’il est resté jusqu’au bout une énigme, même pour ses plus proches collaborateurs. Le poète frénétique, le roi de l’exagération et de la transgression n’a jamais fait tomber la barrière de sa vie privée. Comme Bach bafrant une choucroute, ou Hugo s’offrant un cinq-à-sept avec Juliette, Tex Avery fait griller des chipolatas en famille dans son ranch californien.

En attendant que ça cuise, Benayoun écrit encore et toujours, et le Bureau de recherches texaveriennes produit d’intéressantes réflexions (“S’il frappe bien souvent plus bas que la ceinture, il est aussi capable de donner des vertiges métaphysiques”, Bernard Cohn), jusqu’à ce qu’un beau jour de 1962, arrive une lettre à en-tête des studios Tex Avery Cartoons Animated Films, Los Angeles : “Cher Robert, La chasse est terminée (…) Je suis très flatté d’apprendre que j’ai encore un fan (…)”. Comme dans un cartoon d’Avery, Benayoun saute dans l’avion, traverse l’Amérique en Greyhound et en moins de deux, puis sonne à la porte d’un improbable bureau. Et comme le loup en cavale (ou le méchant Spike dans Droopy’s Good Deed, 1951, ci-après), il tombe sur Droopy. Le voilà devenu, au terme d’une infernale course-poursuite et bien malgré lui, un personnage des cartoons qu’il aime tant.

Mais l’interview que lui accorde son héros borgne est loin de répondre aux questions si longtemps fermentées. Au lieu d’éclaircir le mystère, il l’obscurcit davantage. Avery, maître zen répondant toujours à côté de la plaque, semble se moquer comme de l’an quarante d’être surréaliste sans le savoir, et ramène toujours ses idées les plus élevées à des gags sans importance. Cruel échec. 

Tex Avery existe, je l’ai rencontré”, pourra dire Benayoun, qui donne dans son croustillant Mystère Tex Avery (1988) un résumé de ses recherches. Mais sa véritable conclusion se trouve dans Le Rire des surréalistes, publié la même année : “Cet accoucheur de l’impossible, dont le registre naturel était celui de l’inexprimable (…), ce monarque de l’extrême galéjade et de la sous-estimation intolérable, n’a jamais su ce qu’il faisait. Il exprimait dans son immense modestie la force dynamique à l’état pur, lâchée dans un tunnel à vide, et se pilonnant elle-même avec bonheur”. Il est bien là, le scandale : Tex Avery a bel et bien existé, mais il n’a jamais su ce qu’il faisait !… Le fait est confirmé par un de ses scénaristes, Heck Allen : “Tex n’a jamais pris la mesure de la qualité et de la profondeur de son génie (…) C’est l’homme le plus authentiquement modeste que j’aie rencontré”. Pour autant, comme on le verra dans les chroniques suivantes, la “force dynamique” que mentionne Benayoun n’était pas lâchée au hasard. Elle était étroitement contrôlée par une logique bien particulière.

Pour finir, King Size Canary (1947) in extenso, le cartoon que Benayoun a obligé tous ses amis surréalistes (enthousiastes) à aller voir…

Nicolas Witkowski

 

Lettre de Tex Avery à Robert BenayounCher Robert,
La chasse est terminée ! J’ai reçu aujourd’hui votre lettre et le livre, transmis par Bob Cannon. Je suis très flatté d’apprendre que j’ai encore un fan ! Je vais sans doute me retrouver en orbite d’une minute à l’autre !
Je suis désolé que les producteurs vous aient baladé de la sorte. Ils craignaient probablement de me montrer vos lettres louangeuses de peur que je ne demande une augmentation !
Je pars demain en vacances avec ma famille, mais je serai heureux de vous donner à mon retour un bref résumé de ma longue existence au royaume du dessin animé.
J’apprécie beaucoup l’intérêt que vous portez à mes cartoons… et à moi !
Bien à vous, Tex Avery

Chroniques avéryennes

0 commentaires

Dans la même catégorie

Vostok

“Vostok” de Leticia Ramos explore les profondeurs du plus grand lac sub-glaciaire de l’Antarctique, à cinq cents mètres en dessous du niveau de la mer. Vérité documentaire ou illusion d’optique?

Masters of Sex

Nous sommes à la fin des années 1950, Bill Masters est un gynécologue obstétricien connu pour ses travaux sur la fertilité, et applaudi par la bonne société qui lui doit quelques bébés. Virginia Johnson est une borderline sociale très à l’aise avec sa sexualité et son indépendance économique et affective…

All My Life

Bruce Baillie est l’un des pionniers du cinéma d’avant-garde tourné sur la côte ouest des États-Unis à la fin des années soixante. Ce court-métrage de 1966 fait correspondre en un plan-séquence la voix d’Ella Fitzgerald et la lumière d’été sur la côte californienne.

The Naked Director

Pop objets par excellence, les séries s’emparent de la représentation des sexualités et des corps, thématiques ô combien contemporaines. Retour sur cinq propositions aux angles variés. Et pour commencer : The Naked Director.