La revue culturelle critique qui fait des choix délibérés.

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XXXIX. Sur la route de D.
| 21 Avr 2019

Arraché dès l’enfance à sa natale Taïga, adopté par un couple d’ostréiculteurs rustauds sur les bords, amoureux d’une écuyère, puis d’Ali ibn-el-Fahed,  le plus grand des Dompteurs, qui le mène à la Gloire, Tigrovich, tigre, prince et artiste,  a connu la gloire internationale et la déchéance de l’artiste mélancolique.  Un jour, son dompteur disparaît, en laissant opportunément quelques indications permettant de le retrouver. Il embarque sur le Circus où il retrouve son dompteur plus tôt que prévu Mais il y a des pirates, une tempête, et finalement un naufrage  : l’un sur un bout de bois, l’autre accrochés à un fragment de bois se rapprochent d’abord puis se séparent, Ali ayant lu dans les astres qu’il devait se rendre en Égypte, tandis que son tigre devait atterrir ailleurs, en un pays lointain plus à l’est. Il a atterri, a été conduit par un mystérieux petit garçon à une belle dame brune qui lui ouvre les portes du Crédit helvète de Beyrouth où l’attend un pactole mis de côté pour lui par son prévoyant dompteur. Une fois qu’il a tout dépensé, un rêve étrange l’enjoint de prendre la route de D., bizarre initiale pour désigner un lieu inconnu, ce qui ne l’empêche pas de trouver son chemin, bien aidé par les étoiles. Maintenant il est sur la route.

D’abord, allègre, il marcha vite, se réjouissant, rasséréné, de ce que ses aventures aient pris une ferme direction dont la destination, certes incertaine, présentait l’avantage de l’éloigner de Beyrouth où il laissait, avec quelques dettes, un compte vide au Crédit helvète, branche de Beyrouth. Bientôt il quitta la ville, suivant toujours la même voie rectiligne, il traversa une plaine fertile, monta et descendit quelques montagnes, puis avança en une vallée qu’entouraient des montagnes pelées. Chaque jour il marchait et la nuit il dormait, veillé par ces étoiles où il avait mis le peu d’espoir qui lui restait. Parfois, sur la route, il croisait, qui le saluaient, un homme au beau nez camus et aux yeux verts, une femme dont la longue chevelure rousse dépassait sous le voile, un chacal, quelques enfants et un certain nombre d’insectes. À tous il demandait la route et tous lui montraient le chemin droit, confirmant que c’était bien la direction de D.

Les jours passant, la fatigue gagnant, il eut faim et craignit pour la suite de son expédition. Mais avisant, dans un champ, une cavale inemployée, il la prit et la dressa. Ensemble ils exécutaient quelques exercices de voltige pour lesquels on leur donnait des pièces, de l’avoine ou du pain. Le reste du temps, il cheminait, tenant par la bride sa monture, qu’il voulait ménager. La rumeur courut et finit par le devancer d’un village à l’autre qu’il était mauvais cavalier. On raconta même qu’il avait chu de sa monture et n’y voulait plus remonter. Mais Tigrovich n’en avait cure, laissant là son orgueil d’artiste, tout attentif à la route qui le menait vers D. Il vint à croiser un ours, animal rare en ces régions, qu’il prit aussi avec lui, le montrant à l’occasion. Ainsi le tigre, la cavale et l’ours marchaient-ils vers D., faisant du cirque pour survivre.

Or, comme les jours continuaient de passer et qu’il se rapprochait, à ce qu’on lui disait, de D., le tigre voyait son âme s’imprégner d’un subtil changement. Il mangeait moins, même les soirs de bombance, quand les sauts sur la cavale et les dandinements de l’ours leur avaient valu quelques pièces d’or et devises variées, propices à la bonne chère. Son corps jadis gras, s’émaciait et souvent, comme il marchait, la cavale à ses côtés, l’ours se dandinant derrière lui, il revenait sur ses malheurs passés et cherchait à en saisir le sens. Le cirque qu’il avait tant aimé et qui le lui avait si bien rendu, le cirque et sa gloire passée s’éloignaient à chaque pas dans la poussière, tandis que, fiévreux, le tigre sentait naître en lui un appel qui l’attirait vers un lointain passé, bien avant le cirque et bien avant les huîtres, quelque part dans cet avant que tigres, cavales, clowns et humains connaissent tous, mais qu’ils s’empressent d’oublier, le sacrifiant, pour ainsi dire, aux dures lois de la discipline. « Et quoi, se disait le tigre, je suis artiste mais voilà que la Beauté me fuit et ne me réjouit plus ; je suis Prince et me voilà humble qui marche sur les routes ; je suis Tigre mais à mes côtés marche un ours, cependant qu’une cavale accompagne mes pas. » Et il se représentait in petto ses longues années de gloire, dont il comprenait peu à peu la risible vanité. Ce qu’Ali avait vu dans les astres, ce que le rêve avait dit sans le dire, il le concevait peu à peu, s’habituant à cette étrange perspective, s’y convertissant presque. Oui, aussi biscornue, étrange, intolérable que cette idée puisse sembler aux amants de la Beauté et de l’Art dont Tigrovich avait servi le culte si longtemps, le tigre n’aspirait plus au cirque, se libérait à chaque pas des entraves de l’Art. Ainsi savait-il ce qu’il laissait, mais ce vers quoi il allait, il l’ignorait, plaçant tous ses espoirs en cette lettre, D., dont chacun de ses pas le rapprochait, sans qu’il sût, seulement, ce qu’il allait y chercher.

Un matin comme la route, toujours droite, semblait se dérouler plus vite sous ses pas, il croisa un homme barbu, et joliment habillé de belles soies, chatoyantes et colorés. Serait-ce vers lui, se dit Tigrovich, que me mène mon étrange quête ? Et s’approchant du vieillard coloré, il dit son nom et s’enquit du sien. « Je suis le Patriarche de l’Église orthodoxe d’Antioche », répondit le vieillard aux belles couleurs. « Et attendez-vous, par hasard, un tigre en mal de cirque ? », demanda le tigre, plein d’espoir. Le vieillard sourit dans sa barbe et lui dit de continuer sa route. Ce n’était pas vers lui que le tigre se rendait.

Or, le lendemain, il fut réveillé par le hennissement de sa cavale. Un vieillard, habillé plus pauvrement, mais fier en son allure et coiffée d’une jolie mitre, le regardait s’éveiller. Voici donc cette fois, celui que je suis venu chercher, se dit Tigrovich, rassuré. Il dit son nom et s’enquit du sien. « Je suis, dit le vieillard coiffé, le Patriarche de l’Église catholique melkite d’Antioche ». « Oh vraiment ? », répondit Tigrovich poliment. « Et attendez-vous un tigre ? », réitéra-t-il, non sans persévérance. Le vieillard sourit dans sa barbe et lui dit de continuer sa route. Ce n’était pas vers lui que le tigre se rendait.

Le lendemain, il vit sur le côté de la route, un troisième vieillard, habillé, celui-là, d’une belle robe jaune et rose. Échaudé, le tigre fit mine de continuer son chemin, mais l’autre le rattrapa. Tigrovich, pris de remords et d’un reste d’espoir, dit son nom et s’enquit du sien. « Je suis, dit le vieillard en robe, le Patriarche de l’Église syriaque orthodoxe d’Antioche ». « Peuf », dit Tigrovich, qui haussa les épaules et continua sa route. Mais l’autre le rejoint et, marchant à côté de lui, glissa entre ses dents et les poils de sa barbe : « Quand tu seras à D., évite les églises. » Le tigre se le tint pour dit, mais resta sur sa faim. Le projet de déserter le Cirque, l’Art et la Beauté, qui tantôt lui était apparu nettement et dans toute sa clarté, se brouillait à nouveau dans son esprit fatigué. Si aucun de ces vieillards, avec leurs barbes et leurs étoles ne l’attendaient sur la route de D., à quoi bon marcher plus avant ?

Or il n’était plus besoin de marcher. À force de vieillards et de méditation, le tigre était parvenu devant un panneau de bois, où l’on pouvait lire, en divers alphabets et en lettres de feu, l’indication que l’on se trouvait bien à l’entrée de la ville de D. On était arrivé. Tigrovich, encore vexé par l’affaire des trois patriarches, n’en conçut aucune joie et, agacé, tira de sa poche droite une paire de lunette noires aux belles montures dorées dont il avait fait l’acquisition à Beyrouth. Il partagea avec l’ours et la cavale le pain et la menue monnaie qui restaient encore et leur donna congé, sa route s’arrêtant, sans qu’il comprît vraiment ni pourquoi ni comment, en cette ville. Seul, lunettes noires en avant, il fit son entrée dans la ville de D.

Or on l’y attendait, et pas dans une église

Sophie Rabau
Les aventures de Tigrovich

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